Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La plaignante a présenté une plainte, alléguant que l’intimé avait abusé de son pouvoir en choisissant un processus non annoncé et en évaluant incorrectement la personne nommée. Elle a également affirmé que la nomination avait été faite pour des raisons de favoritisme personnel et elle a allégué avoir subi de la discrimination. La Commission a conclu que l’intimé avait abusé de son pouvoir en choisissant un processus non annoncé. Le processus n’était pas conforme au cadre de nomination de la Commission de la fonction publique parce que les documents de justification comportaient des erreurs et étaient absents du dossier de dotation. La Commission a déterminé que le processus était inéquitable et non transparent. Elle a conclu que la personne nommée n’avait pas été correctement évaluée en fonction de l’énoncé des critères de mérite. La nomination n’était pas fondée sur le mérite parce que la gestionnaire déléguée n’aurait pas pu effectuer correctement certaines des évaluations en si peu de temps. De plus, la personne nommée n’aurait pas pu accomplir bon nombre des choses qui lui ont été attribuées dans le cadre de l’évaluation. Étant donné l’absence de tout dossier, la Commission a conclu qu’aucune note d’entrevue n’avait été prise et qu’aucune vérification des références n’avait été effectuée. Elle a conclu que la plaignante n’avait pas établi que la nomination était fondée sur le favoritisme personnel ou que la discrimination avait été un facteur dans le fait qu’elle n’avait pas été nommée au poste. La Commission a ordonné la révocation de la nomination.

Plainte accueillie.
Ordonnance de révocation de la nomination.

Contenu de la décision

Date: 20250124

Dossier: 771-02-43797

 

Référence: 2025 CRTESPF 7

 

Loi sur la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur l’emploi dans la

fonction publique

Coat of Arms

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

Claire Harkness

plaignante

 

et

 

Commissaire du Service correctionnel du Canada

 

intimé

Répertorié

Harkness c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada)

Affaire concernant une plainte d’abus de pouvoir aux termes des l’alinéas 77(1)a) et 77(1)b) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique

Devant : Guy Giguère, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour la plaignante : Maria Azevedo, Syndicat des employé-e-s de la Sécurité et de la Justice

Pour l’intimé : Andréanne Laurin, avocate

Pour la Commission de la Fonction publique : Alain Jutras, analyste principal

Affaire entendue par vidéoconférence, les 12, 13 et 25 mars 2024

et décision rendue sur la base d’arguments écrits,

déposés le 16 avril ainsi que le 1er et le 10 mai 2024.

(Traduction de la CRTESPF)


MOTIFS DE DÉCISION

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

Introduction

[1] La plaignante, Claire Harkness, conteste la nomination pour une période indéterminée de Jana Grassing au poste d’infirmière aux groupe et niveau NU-HOS-03, par le biais d’un processus non annoncé à l’Établissement pour femmes Grand Valley (EFGV). Elle affirme que Susan Martin, cheffe par intérim des Services de santé, a abusé de son pouvoir en choisissant de recourir à un processus non annoncé puis en évaluant incorrectement Mme Grassing.

[2] Selon la plaignante, Mme Martin a procédé à cette nomination pour des raisons de favoritisme personnel. Elle prétend également avoir subi de la discrimination lorsque Mme Martin a refusé sa demande de mesures d’adaptation en vue de son retour partiel au travail après une intervention chirurgicale, de manière à pouvoir embaucher Mme Grassing.

[3] Dans la plainte qu’elle a déposée le 23 novembre 2021 à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »), la plaignante soutient que l’intimé, l’administrateur général du Service correctionnel du Canada (SCC), a commis un abus de pouvoir visé aux alinéas 77(1)a) et b) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique (L.C. 2003, ch. 22, art. 12 et 13; la « LEFP »).

[4] L’intimé nie avoir abusé de son pouvoir dans le choix de recourir à un processus non annoncé ou dans l’évaluation de Mme Grassing. Mme Martin a effectué une évaluation narrative par rapport à l’énoncé des critères de mérite et a évalué toutes les qualifications requises pour l’exécution du travail. L’intimé explique que Mme Martin n’avait aucune relation personnelle avec Mme Grassing et que l’allégation de favoritisme personnel est donc sans fondement. Il soutient également que la plaignante n’a pas convenablement établi l’existence d’un traitement discriminatoire.

[5] Pour statuer sur cette plainte, je dois me demander si l’intimé a abusé de son pouvoir en utilisant un processus non annoncé et en évaluant incorrectement Mme Grassing pour ce qui était de sa capacité à exercer les fonctions du poste. Je dois décider si l’intimé a fait preuve de favoritisme personnel dans le processus de nomination. Je dois aussi me demander s’il a fait preuve de discrimination à l’égard de la plaignante lorsqu’il a refusé de prendre des mesures d’adaptation pour permettre son retour au travail, et ce, afin de pouvoir embaucher Mme Grassing.

[6] Pour les motifs suivants, je conclus que l’intimé a abusé de son pouvoir en ayant recours à un processus non annoncé. J’estime également qu’il a abusé de son pouvoir en procédant à une nomination qui n’était pas fondée sur le mérite, étant donné qu’il n’a pas évalué correctement Mme Grassing. Toutefois, la plaignante n’a pas établi qu’il y avait eu du favoritisme personnel dans le processus de nomination ou que le refus de prendre des mesures d’adaptation pour son retour au travail était lié au fait qu’elle n’avait pas été nommée.

Contexte

[7] En janvier 2020, la plaignante, qui était infirmière auxiliaire autorisée (IAA) depuis 2016, commence à travailler au SCC en tant qu’élève-infirmière à l’EFGV, situé à Kitchener (Ontario). Pour se rapprocher de son lieu de travail, elle déménage de Hamilton, en Ontario, et abandonne son poste d’infirmière au sein du groupe Hamilton Health Sciences. Quelques mois plus tard, la pandémie de COVID-19 (COVID) frappe notre pays et le monde.

[8] Dans le contexte de la COVID, Mme Martin a besoin de recruter une infirmière autorisée (IA) à temps plein à l’EFGV et entame le processus de modification du statut professionnel de la plaignante. Le 8 avril 2020, la plaignante devient une employée occasionnelle. Peu de temps après, Mme Martin prépare la documentation nécessaire pour lancer un processus non annoncé visant la nomination de la plaignante à un poste d’IA. Le 24 avril 2020, la plaignante reçoit son certificat temporaire d’inscription comme IA de l’Ordre des infirmières et infirmiers de l’Ontario (l’« Ordre »). À la même date, la durée de ses fonctions est modifiée par suite d’un processus non annoncé, de sorte que la plaignante devient une employée engagée pour une durée déterminée de six mois classée aux groupe et niveau NU-HOS-03.

[9] Lorsqu’elle passe au statut d’employée occasionnelle, puis à celui d’employée à durée déterminée, la plaignante connaît des problèmes avec le système de rémunération Phénix et ne reçoit pas de chèque de paie pendant trois à quatre semaines. Elle s’en plaint à Mme Martin, qui fait des démarches pour elle afin qu’elle puisse recevoir une avance sur son salaire et ses prestations d’assurance. Le 28 avril 2020, le Centre des services de paye de la fonction publique lui fait savoir qu’un chèque de paye ou un chèque d’urgence devrait être émis au jour de paye suivant.

[10] Le 7 mai 2020, la plaignante écrit à Mme Martin pour l’informer qu’elle n’a pas reçu de rémunération pour ses heures supplémentaires depuis le 8 avril 2020. Elle lui apprend également qu’elle est atteinte d’une maladie chronique, le diabète, qu’elle ne peut pas payer ses fournitures médicales et qu’elle n’a reçu aucune autre information sur sa couverture d’assurance et ses prestations. Mme Martin répond le jour même qu’elle va communiquer avec le Centre des services de paye.

[11] Le 15 mai 2020, Mme Martin prépare une évaluation par rapport à l’énoncé des critères de mérite pour la plaignante.

[12] Le 5 juin 2020, la plaignante écrit à Katherine Mathieson, cheffe des Services de santé à l’Établissement de la vallée du Fraser du SCC à Abbotsford, en Colombie-Britannique, pour s’enquérir de la possibilité d’être mutée à cet établissement en vue d’y occuper un poste d’une durée dépassant celle d’un contrat de six mois.

[13] La plaignante continue d’avoir des problèmes avec le paiement de ses heures supplémentaires. Le 8 juillet 2020, elle écrit à Mme Martin pour l’informer que certaines de ses heures supplémentaires d’avril 2020 ne sont toujours pas consignées. Le 31 juillet 2020, elle fait un suivi de la rémunération des heures supplémentaires manquantes et demande si quelqu’un d’autre pourrait remplir le formulaire au nom de Mme Martin. À ce moment, la plaignante a l’impression que Mme Martin est indifférente à ses difficultés.

[14] Le 13 août 2020, Mme Martin sélectionne la plaignante pour accompagner des patients sur un vol interrégional. La plaignante se réjouit à cette perspective. À son retour, elle est enjointe à s’isoler, car un des patients affirme présenter des symptômes de la COVID.

[15] Mme Martin comprend la nécessité pour la plaignante de s’isoler, mais elle lui demande de chercher les résultats du test de dépistage de la COVID du patient. La plaignante refuse, parce que plus de 24 heures ont passé depuis qu’elle s’est occupée de lui et qu’il n’est donc plus considéré comme son patient, conformément aux normes de l’Ordre, aux politiques et aux lignes directrices du système de gestion des délinquants du SCC.

[16] La plaignante apprend plus tard qu’elle n’était pas autorisée à prendre l’avion avec des patients, puisqu’elle n’avait pas reçu la formation appropriée, et qu’elle n’aurait pas été assurée en cas d’incident. Elle est contrariée que Mme Martin ne l’en ait pas informée et estime que celle-ci l’avait placée délibérément dans une situation vouée à l’échec.

[17] Le 17 août 2020, Mme Martin écrit à la plaignante au sujet de sa demande de mutation à l’Établissement de la vallée du Fraser. Elle mentionne qu’elle en a été informée par sa collègue et demande à la plaignante de l’aviser au préalable de toute demande de mutation future.

[18] Le 18 novembre 2020, le contrat à durée déterminée de la plaignante est prolongé jusqu’au 5 décembre 2021. Le 12 décembre 2020, lors d’une réunion du personnel, Mme Martin annonce que la plaignante et deux autres infirmières se verront proposer un poste à durée indéterminée.

[19] Par la suite, Carrie Byfield, cheffe des Services de santé, qui est en congé de maternité, se présente à l’unité à l’improviste. Mme Martin est absente et, lorsqu’elle est mise au courant de la visite, elle téléphone à l’unité. La plaignante répond et Mme Martin l’interroge sur l’objet de la visite de Mme Byfield. La plaignante refuse de répondre à ces questions. Peu après, elle commence à se sentir ostracisée. Elle entend dire que Mme Martin faisait des commentaires négatifs sur elle à des collègues. Elle se sent désormais la cible des attaques personnelles de Mme Martin.

[20] Le 3 février 2021, la plaignante étudie pour son cours en soins infirmiers intensifs pendant sa pause de dîner. Mme Martin lui demande de l’aider avec l’étude de cas d’un patient complexe et reproche à la plaignante d’étudier sur ses heures de travail. La plaignante lui explique qu’elle a sorti son manuel parce qu’elle est en pause de dîner. Plus tard, Mme Martin demande par courriel à la plaignante de fournir des listes de toutes les tâches dont elle est responsable et qu’elle accomplit quand elle n’est pas présente au bureau.

[21] Le 24 février 2021, la plaignante se voit proposer un poste d’infirmière à temps partiel dans un hôpital local, ce qui s’adapte bien à son horaire de travail à temps plein à l’EFGV. Le même jour, elle en informe Mme Martin, qui est favorable à ce qu’elle accepte l’offre. La plaignante explique que ce poste n’aura pas d’incidence sur son engagement envers l’EFGV, qui serait sa priorité en cas d’éclosion de COVID.

[22] Le 25 février 2021, le Dr Jeremy Mills, directeur régional des Services de santé, signe la « Formulation de la décision de sélection » en vue de la nomination de la plaignante, mais celle-ci n’en est pas informée. Les deux autres infirmières à qui Mme Martin avait proposé un poste à durée indéterminée lors de la réunion du personnel du 12 décembre 2020 reçoivent leurs documents d’embauche, mais Mme Harkness ne reçoit jamais le sien.

[23] Le 30 mars 2021, elle rencontre Mme Martin pour discuter de son « plan de gestion du rendement » (PGR). La rencontre se déroule bien et Mme Martin confirme que la nomination de la plaignante pour une durée indéterminée aura bien lieu.

[24] Le 13 avril 2021, la plaignante est appelée pour discuter d’un incident impliquant Mme Martin. Brittany Flowers, IA, avait demandé à la plaignante d’observer une autre infirmière qui effectuait des prélèvements sanguins. La plaignante en a informé l’infirmière, ce qui a provoqué un incident. Mme Martin explique que l’infirmière reprenait le travail et que la plaignante avait compliqué la situation.

[25] Le 21 avril 2021, la plaignante arrive quelques minutes en retard à une réunion matinale à l’EFGV. À la fin de la réunion, Mme Martin rappelle à tous les participants d’arriver à l’heure aux réunions, parce qu’il est irrespectueux d’arriver en retard.

[26] Lorsque la plaignante posait des questions sur sa nomination pour une période indéterminée, Mme Martin attribuait le retard à un manque de budget, à la diminution du nombre de patients, à des délais administratifs ou à un retard de traitement.

[27] En juillet 2021, un problème survient entre le Dr Thong, médecin de l’établissement, et la plaignante relativement à une note clinique rédigée au sujet d’un patient. La plaignante estime que le problème est résolu, puisque le médecin la remercie pour ses éclaircissements. Cependant, Mme Martin convoque la plaignante dans son bureau afin d’en discuter et inclut cet événement dans le PGR de la plaignante.

[28] Au cours de l’été 2021, Mme Martin apprend d’un collègue que Mme Grassing souhaite revenir travailler à l’EFGV. Mme Flowers quittera son poste à durée indéterminée NU-HOS-03 à l’automne 2021 et doit être remplacée. Mme Martin connaît Mme Grassing, qui avait travaillé à l’EFGV en tant qu’élève-infirmière pendant quatre mois en 2010 et en 2011. Mme Martin fait passer une entrevue à Mme Grassing et souhaite l’embaucher parce qu’elle compte 11 ans d’expérience pertinente à titre d’IA au Homewood Health Centre de Guelph, en Ontario, établissement qui traite des patients présentant des problèmes de toxicomanie et de santé mentale similaires à ceux des détenues de l’EFGV. Elle utilise les informations recueillies en entrevue, ainsi que le CV de Mme Grassing, pour faire son évaluation.

[29] Le 11 août 2021, la plaignante part en congé de maladie pour subir une chirurgie de la hanche. Elle informe Mme Martin que son chirurgien prévoit un arrêt de travail de trois mois, après quoi elle pourra reprendre ses fonctions habituelles.

[30] Le 12 août 2021, Mme Martin signe l’évaluation afin de nommer Mme Grassing à un poste d’une durée déterminée. Elle signe également la justification d’une nomination non annoncée. Le 19 août 2021, l’autorisation est reçue de la Commission de la fonction publique (CFP) et du SCC précisant qu’aucun employé n’a besoin d’être considéré comme ayant un droit de priorité ou nécessitant des mesures d’adaptation internes permanentes.

[31] Le 19 août 2021, l’approbation est donnée afin que Mme Grassing soit rémunérée à l’échelon 6 de l’échelle salariale, en reconnaissance de ses 11 années d’expérience clinique. Le 21 août 2021, Ian Irving, directeur régional par intérim des Services de santé, signe la lettre d’offre en vue de la nomination à durée déterminée de Mme Grassing, soit pour la période allant du 20 septembre 2021 au 20 septembre 2022.

[32] Le 15 septembre 2021, le chirurgien de la plaignante remplit un formulaire à l’intention de l’hôpital général St. Mary’s de Kitchener (le « formulaire de St. Mary’s ») dans lequel il évalue les capacités physiques de sa patiente et les restrictions relatives à son retour au travail. Le chirurgien indique notamment qu’elle ne doit pas marcher plus de 100 mètres.

[33] Le 20 septembre, la plaignante envoie une copie du formulaire de St. Mary’s à Mme Martin et lui demande s’il y a des tâches modifiées qu’elle serait en mesure d’accomplir. Le même jour, Mme Grassing commence à travailler à l’EFGV comme employée nommée pour une durée déterminée.

[34] Le 22 septembre 2021, Mme Martin répond à la plaignante qu’elle ne peut lui confier aucune tâche respectant la restriction. Elle lui précise qu’elle utilisera toutes les heures de congé de maladie qu’elle a accumulées au 2 octobre 2021. Elle l’informe également qu’elle a consulté les Relations de travail au sujet de l’octroi d’avance de congés de maladie, mais que cette option n’est pas possible. Elle demande à la plaignante si elle envisagerait de prendre un congé d’invalidité.

[35] Le 24 septembre 2021, la plaignante répond par écrit, suggérant certaines tâches qu’elle pourrait effectuer. Elle fait savoir également qu’elle n’a pas droit à un congé d’invalidité. Le 15 octobre 2021, son chirurgien lui remet un billet indiquant qu’elle peut désormais reprendre le travail avec un horaire réduit de 7 heures à 11 heures du matin; à partir du 11 novembre 2021, elle pourra reprendre ses horaires habituels.

[36] En attendant, le départ de Mme Flowers est annoncé. Le 3 octobre 2021, une notification de candidature retenue relative à la nomination pour une durée indéterminée de Mme Grassing est affichée. Le 18 octobre 2021, Mme Martin évalue que Mme Grassing répond aux critères de mérite. Le 25 octobre 2021, Mme Martin prépare le formulaire de justification de la décision de sélection pour Mme Grassing, que Mme Byfield approuve à titre de directrice par intérim de la Réadaptation.

[37] Le 21 octobre 2021, la plaignante rencontre Mme Martin pour parler de son retour au travail. Elle apprend alors que l’offre d’une nomination pour une durée indéterminée dans son cas a été annulée parce que le nombre de détenues était insuffisant. Mme Martin aborde également la question du PGR de la plaignante. Celle-ci n’est pas d’accord avec le PGR, qui contient des commentaires négatifs. Tôt le matin du 29 octobre 2021, Mme Martin envoie un courriel à la plaignante et lui demande de signer le PGR avant toute chose. La plaignante signe le PGR mais demande ensuite sa révision.

[38] Le 9 novembre 2021, la notification de nomination ou de proposition de nomination (NNPN) est affichée. Le 23 novembre 2021, la plaignante dépose une plainte à la Commission contre la nomination pour une durée indéterminée de Mme Grassing.

Analyse

[39] Question 1 : L’intimé a-t-il abusé de son pouvoir en ayant recours à un processus non annoncé?

[40] Le préambule de la LEFP fait partie intégrante du texte de la loi et aide à comprendre l’objectif du législateur. Il énonce que la fonction publique incarne des pratiques d’emploi équitables et transparentes ainsi que le respect des employés. Il y est précisé également que les gestionnaires doivent exercer leur pouvoir délégué dans un cadre exigeant qu’ils en rendent compte. Comme la jurisprudence l’a confirmé, les gestionnaires sont tenus de se conformer aux politiques de la CFP relatives aux nominations, ce que souligne aussi l’article 16 de la LEFP. Voir les décisions Tibbs c. Sous-ministre de la Défense nationale, 2006 TDFP 8, aux par. 61 à 64; Robert et Sabourin c. le Sous-ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2008 TDFP 24.

[41] L’article 33 de la LEFP n’établit pas de distinction entre un processus annoncé et un processus non annoncé, et l’un ou l’autre peut être utilisé en vue d’une nomination. Néanmoins, les gestionnaires doivent faire preuve d’équité et de transparence dans leur choix de recourir à un processus non annoncé. Étant donné qu’une seule candidature est prise en considération dans un processus non annoncé, il est important, par souci d’équité et de transparence, que les gestionnaires justifient par écrit et expliquent la façon dont ils ont procédé et pourquoi ils ont opté pour un processus non annoncé. Voir les décisions Beyak c. Sous-ministre de Ressources naturelles Canada, 2009 TDFP 35, aux par. 119 à 127; Robert et Sabourin; Hunter c. Sous-ministre de l’Industrie, 2019 CRTESPF 83, aux par. 53 à 93.

[42] L’ancienne politique de la CFP, intitulée Choix du processus de nomination, considérait les nominations non annoncées comme un risque et exigeait une justification écrite qui démontrait comment le choix d’un processus non annoncé respectait les critères d’équité et de transparence. Voir la décision Beyak, aux par. 123 et 124.

[43] Depuis avril 2016, la Politique de nomination de la CFP exige que soit remplie une Formulation de la décision de sélection pour toute nomination devant être fondée sur le mérite. À partir de là, les administrateurs généraux et administratrices générales établissent des directives sur le recours aux processus de nomination annoncés et non annoncés dans leur organisation. Cette orientation figure dans la Politique de gestion de la dotation du SCC.

[44] La Politique de gestion de la dotation du SCC oblige ainsi les gestionnaires à évaluer les risques de choisir le processus de nomination au cas par cas. Le risque s’entend de l’incertitude qui peut empêcher d’obtenir des résultats en matière de dotation et de gestion ou de respecter les valeurs sous-tendant les nominations, notamment l’équité et la transparence. L’évaluation des risques est basée sur la probabilité d’un impact négatif et sur sa gravité, étant donné que ce ne sont pas tous les processus non annoncés qui présentent un risque élevé. La portée et la profondeur de l’explication requise dans la Formulation de la décision de sélection doivent refléter le degré de risque lié à la nomination.

[45] J’ai constaté que les documents de justification comportaient de nombreuses erreurs ou étaient absents du dossier de dotation. Par exemple, pour la nomination à durée déterminée, il n’existe aucune Formulation de la décision de sélection. Il y a un formulaire [traduction] d’« approbation d’une nomination non annoncée », que Mme Martin a signée en août 2021 et qui justifie le recours à un processus non annoncé. Dans ce formulaire, Mme Martin mentionne des [traduction] « stratégies nationales de dotation » et explique que la nomination pour une durée déterminée est la meilleure option, car elle apportera de la stabilité et améliorera le moral du personnel.

[46] Le formulaire indique à tort qu’il s’agit d’une nomination interne et Mme Martin y explique la nécessité de pourvoir le poste immédiatement, afin de garder une infirmière qui avait démontré qu’elle était la bonne candidate. Or cette explication ne pouvait s’appliquer à Mme Grassing, qui n’avait pas encore commencé à travailler à l’EFGV. Elle semble également avoir été reprise mot pour mot du formulaire d’approbation d’une nomination non annoncée relative à la plaignante que Mme Martin a signé le 15 mai 2020.

[47] Des erreurs et des informations manquantes similaires ont été relevées en lien avec la nomination pour une durée indéterminée. Une Formulation de la décision de sélection a été signée en octobre 2021, mais elle indique à tort que le processus non annoncé est une nomination externe. Le document contient peu d’informations et mentionne seulement que Mme Grassing a travaillé à l’EFGV en 2011 et, par la suite, au Homewood Health Centre. Il précise que Mme Grassing est en règle en tant qu’IA et qu’elle occupera un véritable poste à durée indéterminée. Il n’expose pas les raisons du recours à un processus non annoncé et n’en évalue pas le risque. Dans ce processus, aucun formulaire d’approbation d’une nomination non annoncée n’a été rempli afin d’expliquer la raison du recours à un processus non annoncé pour la nomination à durée indéterminée.

[48] Mme Martin a déclaré dans son témoignage qu’elle n’avait jamais mené de processus annoncé à l’EFGV. Elle n’a jamais remis en question le recours à un processus non annoncé pour n’importe quelle nomination, ce qui a été son approche pour la nomination à durée indéterminée dans le présent cas. Il n’existe aucune preuve de discussions stratégiques avec un conseiller en ressources humaines visant à évaluer les risques de recourir à un processus non annoncé. La probabilité que le recours à un processus non annoncé ait des effets négatifs ou l’impact sur l’équité et la transparence des nominations suivant ce processus n’ont pas non plus été pris en compte.

[49] Je considère que les exigences de la Politique de gestion de la dotation n’ont pas été respectées pour ce qui est de justifier le recours à un processus non annoncé. Il n’y a pas eu d’évaluation des risques liés au choix d’un processus non annoncé dans le cas de la nomination pour une durée indéterminée d’un employé occupant un poste à durée déterminée et qui travaillait depuis peu à l’EFGV et au SCC. La Formulation de la décision de sélection était incomplète et truffée d’erreurs. Il n’y a aucune évaluation, mention ou prise en compte du risque élevé d’impact négatif sur le moral des employés et de la perception d’un manque d’équité et de transparence.

[50] Je conclus que le choix de l’intimé de recourir à un processus non annoncé n’était pas conforme au cadre de nomination de la CFP. De plus, la preuve présentée par l’intimé n’a pas démontré qu’il était équitable et transparent de lancer un processus non annoncé quelques semaines après l’arrivée de Mme Grassing à l’EFGV en tant qu’employée nommée pour une durée déterminée. Comme je l’indique plus loin dans la décision, Mme Grassing était en poste depuis trop peu de temps pour être évaluée correctement par rapport à l’énoncé des critères de mérite le 18 octobre 2021.

[51] Mme Martin a déclaré qu’elle ne pouvait pas embaucher Mme Grassing à titre d’employée nommée pour une durée indéterminée en recourant à un processus externe parce que Mme Flowers occupait toujours le poste en août 2021. Après l’annonce du départ de Mme Flowers, Mme Martin a eu recours à une nomination non annoncée pour une durée indéterminée. Elle souhaitait régler les derniers détails avant de quitter son poste à l’EFGV.

[52] Cependant, Mme Grassing avait déjà été engagée pour une durée déterminée, de sorte qu’il n’y avait pas d’urgence à pourvoir le poste vacant à durée indéterminée avant le départ de Mme Flowers. Mme Grassing n’a pas été correctement évaluée par rapport à l’énoncé des critères de mérite, comme je l’explique plus loin dans la présente décision. La personne succédant à Mme Martin aurait été mieux placée pour évaluer correctement la conformité de Mme Grassing aux critères de mérite une fois que la candidate aurait travaillé depuis plusieurs mois à l’EFGV.

[53] Le Dr Mills a déclaré que les gestionnaires de l’EFGV utilisaient généralement des processus de recrutement non annoncés, car il n’y avait pas suffisamment de candidats intéressés pour lancer des processus annoncés. Il a expliqué qu’à cause de la concurrence entre les organisations qui recrutent des infirmières et des délais importants nécessaires pour mener à bien un processus annoncé, la plupart des candidats se trouvent souvent un autre emploi avant la fin du processus.

[54] Néanmoins, je considère que les raisons avancées pour justifier le recours à un processus non annoncé ne s’appliquent qu’à une procédure externe. L’intimé n’a pas présenté d’éléments justifiant le recours à un processus non annoncé à l’interne. Selon les éléments de preuve non contredits présentés par la plaignante, il y avait des employés nommés pour une durée déterminée à l’EFGV qui étaient intéressés à participer à un processus annoncé.

[55] Pour toutes ces raisons, je conclus qu’il y a eu un abus de pouvoir visé à l’alinéa 77(1)b) de la LEFP lorsqu’on a choisi de recourir à un processus non annoncé.

[56] Question 2 : L’intimé a-t-il abusé de son pouvoir en évaluant incorrectement la candidate par rapport aux critères de mérite?

[57] La plaignante affirme que Mme Martin a copié son évaluation par rapport à l’énoncé des critères de mérite et l’a utilisée pour évaluer Mme Grassing. De plus, elle fait valoir que Mme Martin ne pouvait pas conclure que Mme Grassing répondait aux critères de mérite, puisque Mme Grassing avait commencé à travailler à l’EFGV seulement 23 jours ouvrables plus tôt. Qui plus est, Mme Grassing n’avait pas travaillé pendant toutes ces journées-là, étant donné que les quarts durent 11 heures et qu’une IA travaille souvent quatre jours ou moins par semaine.

[58] L’intimé soutient que Mme Grassing a été correctement évaluée et qu’elle répondait aux critères de mérite pour la nomination. Mme Martin a déclaré qu’elle s’était entretenue avec Mme Grassing, qu’elle avait passé en revue avec elle la description du poste et analysé une par une les qualifications recherchées, puis qu’elle avait comparé l’entrevue avec l’énoncé des critères de mérite au moyen d’une liste de contrôle papier.

[59] Mme Martin a été contre-interrogée sur les similitudes entre le texte utilisé pour les évaluations de Mme Grassing et de la plaignante par rapport à l’énoncé des critères de mérite. Elle a admis qu’elle utilisait des évaluations antérieures et qu’elle en reprenait des sections pertinentes lorsqu’elle évaluait des candidats.

[60] Je constate que les énoncés figurant dans l’évaluation de la plaignante sont en grande partie les mêmes qu’on retrouve dans l’évaluation de Mme Grassing. Les deux libellés sont très semblables, puisque Mme Martin a admis qu’elle copiait et collait des passages d’évaluations précédentes.

[61] Ce qui pose problème, c’est que Mme Martin n’aurait pas pu faire certaines des évaluations mentionnées en si peu de temps : elle ne travaille pas aux côtés des infirmières, et Mme Grassing n’a commencé à travailler à l’EFGV que 23 jours ouvrables avant l’évaluation. Par exemple, lorsque Mme Martin a évalué le critère concernant la capacité de travailler efficacement avec les autres, elle a écrit que Mme Grassing [traduction] « encourage l’innovation et la créativité, comme le démontrent les divers projets ou tâches qu’elle a réalisés » à l’EFGV. Elle a également indiqué que Mme Grassing [traduction] « contribue à l’esprit d’équipe et encourage la coopération et l’interaction avec les autres ».

[62] En outre, Mme Grassing n’aurait pas pu accomplir une bonne partie des tâches qui lui sont attribuées dans l’évaluation. Lorsque Mme Martin a évalué le critère [traduction] « faire preuve d’initiative et être orientée vers l’action », elle a écrit que Mme Grassing [traduction] « est capable de travailler par quarts, de faire des heures supplémentaires et de se conformer à des horaires variables » ou qu’elle [traduction] « a établi des objectifs de qualité et de productivité au sein de l’unité en mettant en œuvre des changements » et qu’elle [traduction] « est capable de faire avancer des projets pour obtenir des résultats concrets et rapides ».

[63] La plaignante rappelle également que Mme Grassing a été en congé pendant une longue période et qu’elle n’avait pas les 11 années d’expérience en soins infirmiers qui étaient mentionnées dans son CV. Mme Martin a été contre-interrogée sur les vérifications de références qui ont été effectuées pour Mme Grassing. Elle a expliqué qu’elle avait vérifié que Mme Grassing était inscrite à l’Ordre pendant ces 11 années. Elle pense avoir communiqué avec les anciens supérieurs de Mme Grassing, mais elle ne se souvenait pas d’avoir vérifié le nombre d’heures travaillées annuellement par Mme Grassing en tant qu’IA.

[64] Mme Martin a écrit dans son évaluation par rapport à l’énoncé des critères de mérite que l’entrevue et la vérification des références ont servi à évaluer si Mme Grassing répondait au critère de mérite [traduction] « faire preuve d’initiative et être orientée vers l’action ». La plaignante a demandé la divulgation des notes d’entrevue et des vérifications des références, mais l’intimé n’a pu les trouver.

[65] L’évaluation des qualifications d’un candidat, qui comprend les notes d’entrevue et la vérification des références, devrait être accessible pendant au moins cinq ans, selon la Politique de nomination de la CFP. Des pratiques de nomination transparentes et équitables exigent que les notes d’entrevue et la vérification des références soient formellement enregistrées pour toutes les nominations, annoncées ou non.

[66] En l’absence de tout document, et selon la prépondérance des probabilités, je conclus qu’aucune note d’entrevue n’a été prise et qu’aucune vérification des références n’a été effectuée auprès des anciens supérieurs de Mme Grassing. Les références étaient particulièrement importantes, car Mme Martin n’avait eu que 23 jours de travail pour évaluer Mme Grassing par rapport aux critères de mérite. Son expérience de travail aux côtés de Mme Grassing, 11 années auparavant, était trop ancienne pour être déterminante.

[67] Pour toutes ces raisons, j’estime que Mme Grassing n’a pas été correctement évaluée par rapport à l’énoncé des critères de mérite. Je conclus que sa nomination n’a pas été faite sur la base du mérite étant donné que Mme Grassing ne répondait pas aux critères de mérite lorsqu’elle a été nommée. En conséquence, je conclus que l’intimé a commis un abus de pouvoir visé à l’alinéa 77(1)a)de la LEFP.

[68] Question 3 : L’intimé a-t-il abusé de son pouvoir en procédant à la nomination sur la base d’un favoritisme personnel?

[69] Certaines des allégations de favoritisme personnel formulées par la plaignante sont de nature générale. La plaignante reproche à Mme Martin d’avoir favorisé des infirmières qui avaient une relation personnelle avec elle en leur offrant des possibilités d’avancement. Les infirmières favorisées ont finalement obtenu des postes d’une durée indéterminée. Selon la plaignante, toutes les infirmières de l’EFGV ont obtenu un poste à durée indéterminée à la suite de processus non annoncés.

[70] Le favoritisme personnel que Mme Martin aurait exercé envers Mme Grassing selon la plaignante peut être résumé comme suit. Mme Martin s’est assurée que Mme Grassing était rémunérée au niveau 6 de l’échelle salariale. Cependant, Mme Grassing ne comptait pas 11 années d’expérience clinique, car elle avait eu des enfants et avait été en congé pendant une partie de cette période. La plaignante a également fait valoir que Mme Martin n’a pas tenu compte des priorités afin de pouvoir nommer Mme Grassing.

[71] Mme Martin a indiqué qu’elle avait interviewé Mme Grassing et qu’elle avait jugé qu’elle était la bonne personne pour le poste en raison de ses 11 années d’expérience à titre d’infirmière au Homewood Health Centre. En contre-interrogatoire, elle a expliqué avoir vérifié que Mme Grassing avait bien été inscrite à l’Ordre pendant ces 11 années. Elle ne se souvenait pas d’avoir vérifié auprès de ses anciens supérieurs le nombre d’heures qu’avait travaillées annuellement Mme Grassing comme IA.

[72] La plaignante a présenté des éléments de preuve indiquant que Mme Martin savait qu’une autre IA, Mme Quigg, voulait être mutée à l’EFGV, où son mari travaillait. Cependant, l’intimé a fourni la preuve que la nomination a été effectuée après la réception d’autorisations en matière de priorité attestées de la CFP et du SCC.

[73] La plaignante a fait valoir que Mme Martin était tenue de vérifier si Mme Grassing avait travaillé pendant la totalité des 11 années alléguées au Homewood Health Centre. Toutefois, elle n’a transmis aucune preuve confirmant qu’il s’agissait d’une obligation. Selon les éléments de preuve présentés par l’intimé, Amy Shell, une conseillère en ressources humaines, a informé Mme Martin que l’évaluation de l’expérience était laissée à la discrétion du gestionnaire. Mme Martin a ensuite recommandé une rémunération au niveau 6 de l’échelle salariale, ce que M. Irving a approuvé conformément au pouvoir dûment sous-délégué durant la pandémie de COVID.

[74] Mme Martin a souligné qu’en 2010 et 2011, elle a travaillé pendant trois mois avec Mme Grassing, qui était alors élève-infirmière à l’EFGV. Elle a déclaré qu’elle n’avait pas de relation personnelle avec Mme Grassing et qu’elles n’avaient pas gardé contact après que cette dernière a quitté l’EFGV pour travailler au Homewood Health Centre. Elle a également affirmé dans son témoignage qu’elle a convoqué Mme Grassing en entrevue après avoir appris d’une collègue qu’elle souhaitait revenir travailler à l’EFGV.

[75] On peut lire au paragraphe 2(4) de la LEFP qu’il est entendu que l’abus de pouvoir englobe notamment la mauvaise foi et le favoritisme personnel. Comme l’établit la jurisprudence, le favoritisme est qualifié par l’adjectif « personnel », ce qui met en évidence l’intention de faire en sorte que les deux mots soient lus ensemble, et c’est le favoritisme personnel, non pas tout autre type de favoritisme, qui constitue un abus de pouvoir. Voir les paragraphes 39 à 41 de la décision Glasgow c. Sous-ministre de Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, 2008 TDFP 7.

[76] Par exemple, des intérêts personnels indus dans la nomination d’une personne, entre autres nommer une personne pour lui faire une faveur personnelle ou pour obtenir la faveur personnelle d’un gestionnaire, constituent des exemples de favoritisme personnel. Établir des qualifications essentielles pour un poste et évaluer un employé afin d’assurer sa nomination sans égard pour les exigences réelles du poste en question est aussi du favoritisme personnel. Voir la décision Beyak, au par. 185.

[77] La nomination d’un candidat qui ne possède pas les qualifications essentielles d’un poste en guise de faveur personnelle envers cette personne constitue également du favoritisme personnel. Mme Martin n’a pas effectué une évaluation appropriée de Mme Grassing avant de conclure qu’elle répondait aux critères de mérite, comme je l’ai expliqué précédemment. Toutefois, rien ne prouve qu’elle l’a fait à titre de faveur personnelle ou que des intérêts personnels inacceptables ont motivé la nomination de Mme Grassing.

[78] J’estime que la raison pour laquelle Mme Martin a jugé que Mme Grassing répondait aux critères de mérite ne constitue pas du favoritisme personnel. Mme Martin a procédé avec précipitation et n’a pas évalué correctement Mme Grassing par rapport à l’énoncé des critères de mérite. Cependant, elle avait perdu le contact avec Mme Grassing une fois que celle-ci a quitté l’EFGV après y avoir travaillé comme élève-infirmière en 2010 et 2011. Mme Martin n’avait aucune relation professionnelle ou personnelle avec Mme Grassing. Les 11 années d’expérience clinique pertinente de celle-ci ont été le facteur déterminant aux yeux de Mme Martin lorsqu’elle a estimé qu’il s’agissait de la bonne personne pour le poste.

[79] Pour ces raisons, j’estime que la plaignante n’a pas établi que la nomination était fondée sur le favoritisme personnel.

[80] Question 4 : L’intimé a-t-il fait preuve de discrimination à l’endroit de la plaignante en lui refusant des mesures d’adaptation à son retour au travail afin de pouvoir embaucher Mme Grassing?

[81] Comme le fait valoir l’intimé, l’analyse servant à déterminer qu’il y a eu discrimination en matière d’emploi comporte deux étapes. En premier lieu, le plaignant doit établir une preuve à première vue de discrimination, c’estàdire la preuve que labsence dune réponse de lemployeur serait suffisante pour permettre de conclure à la discrimination. Voir les décisions McCarthy c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2020 CRTESPF 45, au par. 83; Moore c. Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61, au par. 33.

[82] Trois éléments sont nécessaires pour établir à première vue une discrimination dans le contexte de l’emploi :

1) le plaignant présente une caractéristique protégée contre la discrimination par la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. (1985), ch. H-6);

2) le plaignant a subi un effet préjudiciable relativement à son emploi;

3) la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.

 

[83] Dans le présent cas, les deux premiers éléments sont présents. La chirurgie a entraîné une déficience chez la plaignante, qui n’a pas été nommée pour une durée indéterminée. Ensuite, il fallait que la plaignante démontre l’existence d’un lien entre ces deux éléments, c’est-à-dire sa déficience (la caractéristique protégée) et le fait qu’elle n’ait pas été nommée (l’effet préjudiciable), mais d’autres facteurs pouvaient aussi être présents. Les deux étapes sont nécessaires. Sinon, la preuve à première vue d’une discrimination n’est pas établie. Voir la décision Bourdeau c. Conseil du Trésor (Commission de l’immigration et du statut de réfugié), 2021 CRTESPF 43.

[84] S’il y a preuve suffisante jusqu’à preuve contraire de l’existence d’un cas de discrimination, il incombe à l’intimé de fournir une explication raisonnable ou d’établir qu’il peut invoquer un moyen de défense fondé sur l’exigence professionnelle réelle. Voir les décisions Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears, [1985] 2 RCS 536; Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 RCS 3.

[85] La plaignante a affirmé que Mme Martin avait retardé sa décision au sujet des mesures d’adaptation, qu’elle a finalement refusées, en vue de son retour partiel au travail, et ce, afin de nommer Mme Grassing. La notification de candidature retenue a été affichée le 3 octobre 2021, alors que la plaignante était en congé de maladie.

[86] Mme Martin a déclaré que la période d’invalidité de la plaignante après sa chirurgie n’avait pas eu d’incidence sur la décision de dotation. La plaignante était en congé pendant trois mois, après quoi elle devait reprendre le travail.

[87] L’intimé fait valoir que les formulaires concernant la nomination à durée déterminée de Mme Grassing ont été remplis avant que la plaignante n’indique qu’elle était en mesure de revenir au travail. Le NNPN pour le poste à durée indéterminée a été affiché le 9 novembre 2021, soit après le retour au travail de la plaignante.

[88] Je considère qu’en août 2021, Mme Martin aurait probablement préféré nommer Mme Grassing à un poste d’une durée indéterminée. Cependant, comme elle l’a déclaré, elle ne pouvait pas le faire pendant que Mme Flowers occupait toujours le poste. Dès que le départ de Mme Flowers a été annoncé, une notification de candidature retenue pour la nomination de Mme Grassing a été affichée.

[89] À mon avis, la décision de ne pas nommer la plaignante à un poste à durée indéterminée n’a rien à voir avec sa déficience après la chirurgie. Comme la preuve le démontre, une rupture dans sa relation professionnelle avec Mme Martin est survenue plus tôt en 2021. On pourrait soutenir que Mme Martin aurait nommé la plaignante après que le Dr Mills a signé la Formulation de la décision de sélection le 25 février 2021. Cependant, Mme Martin a décidé de ne pas la nommer après les incidents qu’elles ont toutes deux consignés. Il est clair que la décision de Mme Martin de ne pas nommer la plaignante a été prise avant son intervention chirurgicale.

[90] Ce n’est que la dernière semaine avant son départ que Mme Martin a annoncé à la plaignante que sa nomination pour une durée indéterminée ne se concrétiserait plus. Elle a fait de même concernant le PGR. Il semble que Mme Martin ait voulu éviter une confrontation avec la plaignante.

[91] La plaignante soutient que Mme Martin n’a pas pris de mesures d’adaptation en retardant son retour partiel au travail. Comme l’intimé l’a fait valoir, le recours approprié à l’époque aurait été que la plaignante dépose un grief pour ne pas avoir bénéficié de mesures d’adaptation à son retour au travail. Dans le contexte de la plainte de dotation dans le présent cas, il n’est pas opportun pour la Commission d’évaluer si la plaignante a bénéficié comme il se doit de mesures d’adaptation.

[92] Pour toutes ces raisons, j’estime que la plaignante n’a pas établi que sa déficience à la suite de l’intervention chirurgicale a joué un rôle dans le fait qu’elle n’a pas été nommée au poste à durée indéterminée. Il n’y a pas de lien entre sa déficience et le fait qu’elle n’a pas été nommée. Par conséquent, je conclus que la plaignante n’a pas établi l’existence d’une preuve à première vue de discrimination.

Recommandations

[93] Il est bien établi que la Commission peut faire part à l’intimé des préoccupations soulevées lors de l’examen d’une plainte pour abus de pouvoir. Des recommandations peuvent également être adressées à l’intimé quant aux mesures à prendre pour éviter le même problème; voir les décisions Ayotte c. le Sous-ministre de la Défense nationale, 2010 TDFP 16, et Beyak.

[94] Je formulerai les recommandations générales suivantes. La plainte dans le présent cas démontre qu’il est nécessaire de renforcer les mécanismes de responsabilité et d’examen dans l’évaluation des déclarations des gestionnaires délégataires qui sous-tendent les processus non annoncés. Ces gestionnaires ne sont pas tenus de posséder une expertise en matière de dotation; il est donc important qu’ils aient des discussions stratégiques avec un conseiller en ressources humaines, comme le mentionne la Politique de gestion de la dotation. Il n’est pas clair que ça se soit produit dans le présent cas. La signature d’approbation d’un conseiller en ressources humaines garantirait la tenue de ces discussions.

[95] Comme il a été constaté dans la présente affaire, le dossier de dotation était incomplet et rempli d’erreurs. Je recommande aux conseillers en ressources humaines de participer plus étroitement à l’évaluation permettant de savoir si un processus de nomination non annoncé présente un risque élevé, d’apporter un soutien accru aux gestionnaires délégataires et de leur signaler les erreurs dans les dossiers de dotation.

[96] Je pense que le document Formulation de la décision de sélection devrait être revu, car l’espace offert aux gestionnaires pour expliquer la décision de sélection est minime : il représente environ la moitié de la taille de la section B précisant le type de processus de nomination interne. Cet espace restreint peut donc porter à croire que l’explication n’est pas importante, vu qu’il est impossible d’expliquer à la fois le choix de la personne retenue et la manière dont le processus de nomination concorde avec la Politique de gestion de la dotation. La révision pourrait prévoir des cases séparées à la section C qui laisseraient assez de place aux gestionnaires pour expliquer les deux choix.

[97] Afin de garantir des pratiques de nomination transparentes et équitables, l’intimé doit s’assurer, lorsqu’il vérifie des références dans le cadre de son évaluation, que cette vérification est systématiquement consignée pour tous les processus. L’intimé doit également prendre des mesures pour préserver l’accessibilité des vérifications des références pendant au moins cinq ans, comme l’exige la Politique de nomination de la CFP

Mesures correctives

[98] La plaignante a précisé, lors de la conférence préparatoire à l’audience, qu’elle sollicitait la révocation de la nomination. Dans ses arguments écrits, elle a demandé plus généralement des mesures correctives suffisantes pour faire en sorte que le non-respect de la LEFP et des propres politiques de l’intimé ait des conséquences réelles.

[99] En vertu de l’article 81 de la LEFP, la Commission peut ordonner la révocation d’une nomination à titre de mesure corrective. Elle peut également prendre les mesures correctives qu’elle estime indiquées pour remédier au défaut du processus de nomination faisant l’objet de la plainte. Voir la décision Canada (Procureur général) c. Cameron, 2009 CF 618, au par. 18.

[100] Le choix des mesures correctives appropriées ou la décision relative à l’opportunité d’ordonner de telles mesures sont de nature discrétionnaire et reposent sur une évaluation des faits de chaque cas. Dans certaines circonstances, une déclaration portant qu’il y a eu abus de pouvoir peut suffire. Dans d’autres, les faits peuvent nécessiter la révocation de la nomination et la prise d’autres mesures correctives.

[101] Comme l’a établi la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Turner c. Canada (Procureur général), 2022 CAF 192, la révocation est souvent ordonnée lorsqu’il est établi qu’un abus de pouvoir a eu lieu. Lorsque la révocation n’est pas ordonnée, il faut expliquer pourquoi elle n’est pas justifiée dans les circonstances et pourquoi il convient de s’écarter de la jurisprudence établie.

[102] Suivant l’arrêt Turner, la question de la réparation a été renvoyée à la Commission. Dans la décision Turner c. Administrateur général (Gendarmerie royale du Canada), 2024 CRTESPF 33, aux paragraphes 43 à 55, la Commission a examiné la jurisprudence en matière de révocation fondée sur la LEFP. Elle a constaté que la révocation sera généralement ordonnée dans les cas où la nomination n’était pas fondée sur le mérite ou lorsqu’il ne pouvait être établi qu’elle l’était. Elle a conclu aussi que la révocation était souvent prononcée si la nomination était entachée de favoritisme personnel ou d’une crainte raisonnable de partialité ou lorsque le processus de nomination présentait des vices importants.

[103] J’estime, pour les raisons suivantes, que la mesure corrective appropriée dans le présent cas est la révocation de la nomination. Le choix d’un processus non annoncé était inéquitable et non transparent, mais surtout, la nomination n’était pas fondée sur le mérite. Mme Martin n’a pas correctement évalué la personne nommée par rapport à l’énoncé des critères de mérite. Cette personne travaillait seulement depuis quelques semaines à l’EFGV et ne pouvait pas satisfaire aux critères de mérite décrits dans l’évaluation.

[104] Selon un principe fondamental de la LEFP et de la loi qu’elle a remplacée, les nominations dans la fonction publique doivent être fondées sur le mérite. Pour que ce principe soit respecté, une personne dont la nomination n’a pas été jugée fondée sur le mérite ne devrait pas continuer à occuper le poste qui lui a été attribué. Toutefois, l’adoption de mesures correctives est discrétionnaire et, exceptionnellement, certains faits particuliers peuvent justifier de ne pas révoquer la nomination.

[105] La LEFP prévoit effectivement ce qui peut arriver à la personne nommée lorsque la révocation de sa nomination est ordonnée par la Commission. En vertu de l’article 86, l’intimé peut nommer cette personne à un autre poste. La personne doit posséder les qualifications essentielles de l’autre poste afin de que soit préservé le principe du mérite.

[106] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante.)


 

Ordonnance

[107] La plainte est accueillie.

[108] La Commission ordonne la révocation de la nomination pour une durée indéterminée de Mme Grassing.

Le 24 janvier 2025.

Traduction de la CRTESPF

Guy Giguère,

une formation de la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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