Décisions de la CRTESPF
Informations sur la décision
L’employeur a déposé une objection préliminaire selon laquelle le grief qui avait été renvoyé à l’arbitrage était éteint par le principe de la chose jugée. La fonctionnaire s’estimant lésée avait déposé successivement trois griefs. Les deux premiers griefs avaient mené à la décision Legros c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2017 CRTESPF 32, et le troisième grief fait l’objet de la présente objection. En faisant son analyse, la Commission a conclu que les conditions pour déclencher l’application du principe de la chose jugée avaient été satisfaites : la question en litige était la même que celle tranchée dans Legros 2017 CRTESPF 32, que cette décision avait un caractère définitif et que les parties étaient les mêmes. Elle a également conclu qu’il ne serait pas approprié de ne pas donner effet à l’application du principe de la chose jugée dans les circonstances du présent cas.
Objection accueillie.
Grief rejeté.
Contenu de la décision
Date: 20250319
Dossier: 566-02-14649
Référence: 2025 CRTESPF 27
relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral |
|
ENTRE
Diane Legros
fonctionnaire s’estimant lésée
et
(Agence des services frontaliers du Canada)
employeur
Répertorié
Legros c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada)
Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage
Devant : Goretti Fukamusenge, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral
Pour la fonctionnaire s’estimant lésée : Sarah-Claude L’Ecuyer, avocate
Pour l’employeur : Feriel Latrous, avocate
Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés le 29 janvier et le 16 février 2018 et
le 30 août et le 6 septembre 2024.
MOTIFS DE DÉCISION |
I. Grief individuel renvoyé à l’arbitrage
[1] Cette décision concerne l’objection préliminaire de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’« employeur ») selon laquelle le grief, qui a été renvoyé à l’arbitrage à la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») dans le dossier 566-02-14649, est éteint par le principe de la chose jugée (res judicata) en raison de la décision Legros c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2017 CRTESPF 32 (« Legros 2017 CRTESPF 32 »).
[2] Le 12 septembre 2024, la Commission a transmis par courriel une décision sommaire informant les parties de ce qui suit :
La Commission estime que le grief est théorique et applique l’autorité de la chose jugée.
L’objection préliminaire de l’employeur est accueillie. Le grief est rejeté.
Les motifs détaillés suivront.
[3] Ce qui suit sont les motifs élaborés pour lesquels le grief est rejeté. En raison de la décision Legros 2017 CRTESPF 32, les conditions pour déclencher l’application du principe de la chose jugée ont été satisfaites. La Commission estime que les circonstances dans le présent cas ne justifient pas l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire afin de ne pas donner effet à ce principe.
II. Contexte
[4] Diane Legros, la fonctionnaire s’estimant lésée (la « fonctionnaire ») a déposé successivement trois griefs contestant la conduite de l’employeur dans l’application de la Directive sur le réaménagement des effectifs (la « DRE »). Dans chaque grief, la fonctionnaire alléguait que l’employeur avait refusé de lui permettre un échange de postes en vertu de la DRE, en raison de son âge. La DRE était intégrée dans la convention collective applicable entre les parties, le Conseil du Trésor et l’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’« agent négociateur »). Les trois griefs soulèvent la discrimination fondée sur l’âge. Ils ont été présentés selon la séquence suivante :
· Le premier grief daté du 27 août 2012 a été renvoyé à l’arbitrage le 12 décembre 2013;
· Le second grief daté du 4 septembre 2013 a été renvoyé à l’arbitrage le 15 avril 2014;
· Le troisième grief daté du 8 avril 2014 a été renvoyé à l’arbitrage le 12 décembre 2017;
· Les deux premiers griefs ont été entendus ensemble, par la Commission, les 3 et 4 août 2017, et une décision a été émise le 3 octobre 2017.
· Le 29 janvier 2018, l’employeur a soulevé une objection.
[5] À des fins de comparaison, il est utile de reproduire le libellé de chacun des trois griefs.
[6] Les deux premiers griefs ont mené à la décision Legros 2017 CRTESPF 32.
[7] Le premier grief, daté du 27 août 2012, se lit comme suit :
Je me sens lésée par la décision de mon employeur de refuser de me considérer volontaire pour échange de poste en vertu de l’Appendice E - Réaménagement des effectifs et que cela constitue de la discrimination fondée sur l’âge en vertu de l’article 19 de la convention collective et de la loi canadienne sur les droits de la personne.
[Mesures correctives demandées] :
Je demande d’être considérée volontaire pour échange de poste et
que cette discrimination cesse;
que je reçoive des indemnités de dommages punitifs (souffrance et stress) en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne et toutes autres mesures correctrices appropriées dans de telles circonstances.
[Sic pour l’ensemble de la citation]
[8] Le deuxième grief, daté du 4 septembre 2013, se lit comme suit :
Depuis avril 2012, je me sens lésée par le refus et la mauvaise volonté de mon employeur a me considérer comme volontaire (remplaçant) pour l’échange de poste en vertu de l’App. E- Réaménagement des effectifs et que cela constitue de la discrimination fondée sur l’âge en vertu de l’article 19 de la convention collective et de la Loi Canadienne des droits de la personne.
[Mesures correctives demandées] :
Je demande de me considérer volontaire pour un échange de mon poste et
- que l’on considère toutes les opportunités perdues (avril 2012 à maintenant) avec le refus de ma gestion;
- que cesse cette discrimination;
- que je reçoive des indemnités de dommages punitifs en vertu de la Loi Canadienne sur les droits de la personne et toutes autres mesures correctrices appropriées dans de telles circonstances.
[Je mets en évidence]
[Sic pour l’ensemble de la citation]
[9] Le troisième grief, daté du 8 avril 2014 (grief faisant l’objet de la présente objection), se lit comme suit :
Depuis avril 2012, je suis lésée par le refus et la mauvaise volonté de mon employeur à me considérer comme volontaire (remplaçant) et à éloigner tout candidat potentiel pour l’échange de mon poste en vertu de l’Appendice E-Réaménagement des effectifs et que cela constitue de la discrimination fondée sur l’âge en vertu de l’article 19 de la convention collective et de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
Mesures correctives demandées
Je demande de concrétiser l’échange de poste, de me considérer réellement volontaire (remplaçant) pour l’échange de poste et
- que l’on considère toutes les opportunités perdues depuis avril 2012 (il y a eu de nombreux EC-05, PM-05 et PE-03 intéressés par mon poste et ils ont tous été rejetés),
- que cesse cette discrimination à mon endroit et
- que je reçoive des indemnités de dommages punitifs en vertu de la Loi canadienne des droits de la personne et toutes autres mesures correctrices appropriées en de telles circonstances.
[Je mets en évidence]
[Sic pour l’ensemble de la citation]
III. Résumé de l’argumentation
[10] L’employeur fait valoir que le point soulevé dans le troisième grief est théorique, puisque le grief et la mesure corrective demandée sont identiques et découlent des mêmes circonstances ayant mené aux deux griefs qui ont conduit à la décision Legros 2017 CRTESPF 32. Il a demandé que le grief soit rejeté en raison du principe de la chose jugée.
[11] Pour sa part, l’agent négociateur fait valoir que les faits concernant le troisième grief n’ont pas été traités dans la décision Legros 2017 CRTESPF 32. Il explique qu’il a tenté de joindre le troisième grief aux deux autres griefs pour qu’ils soient entendus ensemble, mais que l’employeur s’y était opposé. Il ajoute qu’à l’audience l’employeur s’est opposé à ce que la Commission considère la preuve liée au troisième grief. De plus, l’agent négociateur avance que les mesures correctives octroyées auraient pu être différentes si la Commission avait eu devant elle le troisième grief, car, selon lui, il vise une autre période pendant laquelle l’employeur aurait agi de façon discriminatoire envers la fonctionnaire.
IV. Question en litige
[12] L’objection soulevée dans le présent cas présente une seule question : le principe de la chose jugée empêche-t-elle l’arbitrage du troisième grief de la fonctionnaire?
[13] La réponse est affirmative. J’estime que le principe de la chose jugée s’applique au troisième grief de la fonctionnaire.
V. Analyse et décision
[14] Il convient de commencer par la comparaison du libellé des trois griefs reproduits précédemment. À voir le libellé de chacun de ces griefs, la similarité est frappante. La question soulevée est essentiellement la même, à savoir : « […] le refus et la mauvaise volonté de mon employeur à me considérer comme volontaire (remplaçant) […] pour l’échange de poste en vertu de l’Appendice E- Réaménagement des effectifs et que cela constitue de la discrimination fondée sur l’âge […] ». Les mesures correctives recherchées sont aussi les mêmes. La fonctionnaire demande d’être considérée comme une volontaire pour l’échange de postes, qu’on cesse la discrimination et qu’on lui verse des « […] indemnités de dommages punitifs […] » en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. (1985), ch. H-6).
[15] En matière d’application du principe de la chose jugée, l’approche à suivre a été élaborée par la décision de la Cour suprême du Canada dans Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., 2001 CSC 44. Le principe de la chose jugée s’applique aussi aux décisions des tribunaux administratifs (voir Boucher c. Stelco Inc., 2005 CSC 64, au par. 32). Ainsi, il s’applique aux affaires devant la Commission.
[16] L’approche enseignée par Danyluk comporte une analyse en deux étapes.
[17] La première étape consiste à déterminer l’existence de trois conditions : a) que la même question ait été décidée; b) que la décision invoquée soit finale; c) que les parties dans la décision judiciaire invoquée, ou leurs ayants droit, soient les mêmes (voir Danyluk, au par. 25).
[18] Lorsque les trois conditions sont réunies, la deuxième étape consiste à déterminer si, selon les circonstances de chaque affaire, il existe des motifs d’exercer le pouvoir discrétionnaire de refuser d’appliquer le principe de la chose jugée (Danyluk, aux paragraphes 62 et 63).
[19] Dans le présent cas, il n’y pas de doute que les conditions décrites dans Danyluk ont été satisfaites.
A. La question en litige est la même que celle qui a été tranchée dans Legros 2017 CRTESPF 32
[20] À la lecture de chacun de ces trois griefs (ceux qui ont été traités dans Legros 2017 CRTESPF 32 et celui faisant l’objet de la présente objection) force est de constater que les trois griefs comportent la même contestation, soit la discrimination fondée sur l’âge en raison du refus de l’employeur de considérer la demande de la fonctionnaire pour l’échange de postes en vertu de l’Appendice E - Réaménagement des effectifs.
[21] L’objet essentiel dans les trois griefs est l’application de la DRE. Sauf quelques mots de différence seulement, le libellé du troisième grief n’est qu’une répétition de ce qui a été allégué dans les deux premiers griefs. Il ne dévoile aucune nouvelle question en litige. La fonctionnaire fait valoir que le troisième grief se rapporte à une autre période au cours de laquelle l’employeur lui aurait refusé l’échange de postes. Elle cherche des indemnisations pour couvrir les dommages allégués qui se rapporteraient à cette période.
[22] Toutefois, les dommages non précisés que la fonctionnaire envisageait de réclamer à l’arbitrage du troisième grief, ne modifient pas la véritable question en litige. De même, le fait qu’il y aurait des preuves liées au troisième grief qui n’ont pas été abordées par la Commission lors de l’arbitrage des deux premiers griefs ne crée pas une nouvelle question. Il s’agit plutôt des faits qui sont implicitement contenus dans le litige principal qui a déjà été entendu par la Commission et a mené à Legros 2017 CRTESPF 32. Les trois griefs sont similaires sur le fond et la forme.
B. La décision Legros 2017 CRTESPF 32 a un caractère définitif
[23] La décision Legros 2017 CRTESPF 32 était définitive. L’agent négociateur fait valoir que les faits donnant lieu au troisième grief n’ont pas été traités par la Commission et qu’il a tenté de regrouper les trois griefs, mais que l’employeur s’y était opposé.
[24] Pour rejeter l’objection de l’employeur et démontrer qu’il reste toujours des questions à trancher, la fonctionnaire renvoie au paragraphe 41 de la décision Legros 2017 CRTESPF 32 et avance que la Commission a reconnu ne pas avoir traité les faits liés au troisième grief. Le paragraphe 41 se lit comme suit :
[41] La fonctionnaire a témoigné au sujet de faits qui ont donné lieu à un troisième grief, dont je ne suis pas saisie. L’employeur a demandé que je ne tienne pas compte de cette preuve, puisque les faits font suite au dépôt des griefs dont je suis saisie. Je ne tiens pas compte de cette preuve pour la présente décision.
[25] Les commentaires de la Commission dans ce paragraphe 41 de la décision n’indiquent pas que la Commission a réservé sa compétence pour entendre de nouveau, les éléments soulevés dans le troisième grief. La décision de la Commission dans les deux griefs disposait d’une façon définitive la question soulevée qui se trouve être la même dans le troisième grief.
C. Les parties des deux instances sont les mêmes
[26] Il ne fait aucun doute que les parties (la fonctionnaire et le Conseil du Trésor) sont les mêmes dans les trois griefs et agissent dans les mêmes qualités.
[27] Selon ce qui précède, j’estime que les trois conditions de Danyluk ont été satisfaites. Par ailleurs, le principe de la chose jugée peut s’appliquer même si les faits sont différents, pourvu que l’exigence des trois conditions soit satisfaite. Cela étant, le seul fait que les trois conditions soient satisfaites ne déclenche pas nécessairement l’application du principe de la chose jugée. C’est ici qu’intervient la deuxième étape décrite par Danyluk : l’examen de l’exercice du pouvoir discrétionnaire.
D. L’exercice du pouvoir discrétionnaire n’est pas justifié
[28] La deuxième étape consiste à considérer si les circonstances particulières du présent cas justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire afin d’écarter l’application du principe de la chose jugée.
[29] Je ne trouve pas qu’il serait approprié de ne pas donner effet à l’application du principe de la chose jugée dans les circonstances du présent cas.
[30] La fonctionnaire a déposé successivement trois griefs qui soulèvent la même question en litige. Deux griefs ont été traités par la Commission et une décision a été rendue. La question en litige dans le troisième grief est essentiellement la même que celle qui a été tranchée d’une façon définitive, mettant fin au litige. Permettre de réentendre le troisième grief réactiverait les deux griefs et cela serait contraire aux principes d’économie judiciaire, de cohérence, de caractère définitif des instances et l’intégrité de l’administration de la justice (voir Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c. Figliola, 2011 CSC 52, aux paragraphes 33 et 37).
[31] Même si la fonctionnaire avance que ce grief se rapporte à une autre période au cours de laquelle l’employeur aurait continué à saper l’application de la DRE, il n’en demeure pas moins que la substance de la question en litige reste la même. Or, il n’est pas légitime d’engager un nouveau litige à cause des perspectives nouvelles qu’on pourrait avoir sur le droit relatif à une affaire (voir Apotex Inc. c. Merck & Co. (C.A.), 2002 CAF 210, au par. 28).
[32] Similairement, comme il a été noté à juste titre dans Fournier c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2011 CRTFP 65, au par. 24 : « […] [l]’objectif de la procédure de règlement des griefs est de régler définitivement des conflits. Cet objectif ne peut être atteint si une affaire est plaidée et replaidée, si un grief réglé est redéposé ou si un grief retiré est ravivé. »
[33] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :
(L’ordonnance apparaît à la page suivante)
VI. Ordonnance
[34] L’objection de l’employeur est accueillie.
[35] Le grief est rejeté.
Goretti Fukamusenge,
une formation de la Commission
des relations de travail et de l’emploi
dans le secteur public fédéral