Date: 20250725
Dossier: 566-02-48534
Référence: 2025 CRTESPF 90
relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral |
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ENTRE
AmÉlie roberge
demanderesse
et
Conseil du trÉsor
(ministère des Pêches et des Océans)
défendeur
Répertorié
Roberge c. Conseil du Trésor (ministère des Pêches et des Océans)
Affaire concernant une demande de prorogation de délai en vertu de l’article 61b) du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral
Pour la demanderesse : Chantale Mercier, Alliance de la Fonction publique du Canada
Pour le défendeur : Vicky Champagne, Secrétariat du Conseil du Trésor du Canada
Décision rendue sur la base d’arguments écrits
déposés le 18 décembre 2023, et le 23 janvier, le 14 février et le 24 juin 2024.
MOTIFS DE DÉCISION |
I. Aperçu
[1] Le 6 novembre 2023, Amélie Roberge (la « demanderesse ») a renvoyé quatre griefs à l’arbitrage devant la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission »). L’un de ces griefs conteste la décision administrative du ministère des Pêches et des Océans de relocaliser temporairement son poste de travail en 2012.
[2] Ce grief fait l’objet d’une objection préliminaire de la part du Secrétariat du Conseil du Trésor à savoir qu’il aurait été déposé tardivement. Seul ce grief fait partie du présent cas et est visé par la présente décision, laquelle renvoie indistinctement au ministère des Pêches et des Océans ainsi qu’au Secrétariat du Conseil du Trésor comme étant l’« employeur ».
[3] La Commission a le pouvoir de trancher toute affaire dont elle est saisie sans tenir d’audience (voir l’article 22 de la Loi sur la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (L.C. 2013, ch. 40, art. 365)).
[4] Après avoir pris connaissance du grief, des réponses de l’employeur aux différents paliers de la procédure de règlement des griefs, ainsi que des arguments écrits soumis par les parties au sujet de l’objection de l’employeur concernant les délais et de la demande de prorogation de délai soumise par la demanderesse, j’ai déterminé qu’il était possible de trancher ces questions sur la base de ces documents.
[5] Par ailleurs, la Commission a demandé à l’Alliance de la Fonction publique du Canada (l’« agent négociateur ») de fournir sa position sur deux éléments spécifiques. Les précisions alors fournies ont été considérées dans l’analyse de cette affaire et seront adressées en temps utile dans les motifs de la présente décision.
[6] Pour les raisons qui suivent, l’objection de l’employeur est accueillie et la demande de prorogation de délai de la demanderesse est rejetée.
II. Résumé des faits pertinents
[7] Entre 2006 et 2021, la demanderesse occupait un poste d’agente de pêche auprès de l’employeur. Entre 2006 et 2012, elle a dû s’absenter du travail à différentes reprises pour des périodes variant de plusieurs mois à quelques années, en raison de congés de maternité ou encore pour des raisons médicales. En avril 2012, elle revenait d’un congé médical d’une durée d’environ trois ans.
[8] Le 22 mai 2012, l’employeur a avisé la demanderesse qu’elle serait réaffectée à un nouveau lieu de travail pour une durée de deux ans à compter du 13 août 2012. Selon ce qu’allègue l’employeur, cette décision visait à fournir à la demanderesse l’encadrement nécessaire à l’atteinte de ses objectifs de rendement à la suite de l’identification d’une problématique alléguée de rendement et de conflits. Le 13 septembre 2012, la demanderesse a déposé un grief à l’encontre de la décision de l’employeur.
[9] La demanderesse bénéficie d’une retraite médicale depuis le 26 août 2021.
III. Nature de l’objection préliminaire
[10] À la suite du renvoi à l’arbitrage du grief de la demanderesse, l’employeur a soulevé une objection à savoir que la Commission n’aurait pas compétence pour l’entendre puisqu’il aurait été déposé à l’extérieur du délai prévu pour ce faire à la convention collective applicable en l’espèce, soit celle applicable aux Services techniques (TC), conclue entre l’employeur et l’agent négociateur et expirant le 21 juin 2011 (la « convention collective »).
[11] La clause 18.15 de la convention collective énonce qu’un fonctionnaire s’estimant lésé peut présenter un grief au premier palier de la procédure de grief au plus tard le vingt-cinquième jour qui suit la date à laquelle il est informé ou prend connaissance de l’action ou des circonstances donnant lieu au grief.
[12] En réponse à l’objection de l’employeur, la demanderesse a nié que le grief ait été présenté hors délai, mais dans le cas contraire, elle a demandé que la Commission lui accorde une prorogation de délai.
IV. Résumé de l’argumentation
A. Pour l’employeur
[13] L’employeur soumet que la demanderesse a été avisée par écrit le 22 mai 2012 des changements administratifs la concernant et de son affectation à un nouveau poste de travail situé à Blanc-Sablon, au Québec. La convention collective énonce clairement le délai prescrit à l’intérieur duquel elle aurait dû présenter son grief au premier palier. Ce délai est fixé à 25 jours suivant la date à laquelle elle a été informée ou a pris connaissance de l’action ou des circonstances donnant lieu à son grief, soit le 22 mai 2012. Le grief aurait donc dû être déposé au plus tard le 27 juin 2012.
[14] Or, le grief a été déposé le 13 septembre 2012, bien après le délai prescrit dans la convention collective pour ce faire. L’employeur a rejeté le grief pour ce motif à tous les paliers de la procédure de grief, soit les deuxième et troisième paliers puisque le grief a été transmis directement au deuxième palier suivant une entente entre les parties.
[15] Par conséquent, l’employeur fait valoir qu’un arbitre chargé d’instruire un renvoi à l’arbitrage aux termes de l’article 209 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; la « Loi ») n’a pas compétence pour entendre cette affaire puisque le grief n’a pas été présenté dans le délai prescrit. L’employeur demande donc à la Commission, faute de compétence, de rejeter le renvoi à l’arbitrage du présent grief, et ce, sans tenir d’audience.
B. Pour la demanderesse
[16] L’agent négociateur estime tout d’abord que l’objection soulevée par l’employeur est elle-même hors délai. La procédure obligatoire prévue à l’article 95 du Règlement sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (DORS/2005-79; le « Règlement ») prévoit qu’une partie doit soulever une objection comme celle soulevée en l’espèce au plus tard trente jours après avoir reçu copie de l’avis de renvoi du grief à l’arbitrage.
[17] L’agent négociateur allègue avoir renvoyé le présent grief à l’arbitrage le 6 novembre 2023, mais que ce n’est que le 17 novembre 2023 que la Commission a confirmé la réception de celui-ci. L’agent négociateur soutient donc que l’employeur aurait dû s’y opposer avant le 17 décembre 2023, mais qu’il ne l’a fait que le lendemain, soit le 18 décembre 2023.
[18] De plus, l’agent négociateur soumet que l’employeur soulève que le grief a été déposé hors délai alors qu’il a lui-même dépassé la date limite pour soumettre sa réponse au dernier palier de la procédure de grief. L’agent négociateur soutient que la Commission s’est prononcée sur une situation similaire dans Noor c. Conseil du Trésor (Services aux Autochtones Canada), 2023 CRTESPF 86.
[19] L’agent négociateur demande par conséquent à la Commission de rejeter sommairement l’objection préliminaire de l’employeur relativement au non-respect des délais. Cependant, si la Commission en venait à la conclusion que le grief a été déposé hors délai, l’agent négociateur demande que la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire et accorde à la demanderesse une prorogation de délai en appliquant les critères énoncés dans Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1.
C. Réplique de l’employeur
[20] En réponse à la suggestion de l’agent négociateur que l’objection de l’employeur aurait elle-même été présentée à la Commission en dehors du délai requis, ce dernier soumet que le 17 décembre 2023 était un dimanche, donc un jour férié, et que le dépôt de l’objection préliminaire le premier jour ouvrable suivant, soit le 18 décembre 2023, était conséquemment dans les délais prescrits dans le Règlement.
[21] L’employeur soumet par ailleurs que Noor ne s’applique pas en l’espèce, car la Commission spécifie dans cette décision que le retard de l’employeur à soumettre sa propre réponse à un grief qu’il estime hors délai n’a pas été pris en compte dans son analyse et qu’il ne s’agissait pas d’une question en litige, mais plutôt d’une simple remarque adressée à l’employeur.
[22] Finalement, l’employeur mentionne qu’il y a eu entente écrite par courriel entre les parties afin de proroger le délai de réponse au dernier palier de la procédure de grief jusqu’au 29 septembre 2023. Il a par ailleurs fourni à la Commission un courriel daté du 20 septembre 2023 à cet égard.
[23] En ce qui concerne la demande de prorogation de délai présentée par l’agent négociateur, l’employeur souscrit à la demande d’application des critères de Schenkman par la Commission dans le cadre de son analyse.
V. Motifs
A. Le grief a-t-il été déposé hors délai?
[24] Tel qu’il a été mentionné précédemment, la convention collective est claire à savoir que le grief de la demanderesse devait être déposé au plus tard 25 jours suivant sa connaissance de l’action ou des circonstances y donnant lieu. La demanderesse ne conteste pas avoir appris par lettre de l’employeur datée du 22 mai 2012 que celui-ci modifiait son affectation, et plus précisément son lieu de travail, pour une durée de deux ans à compter du mois d’août 2012.
[25] Par conséquent, le grief ayant été déposé seulement le 13 septembre 2012, soit plus de trois mois plus tard, il a de toute évidence été soumis à l’employeur en dehors du délai de 25 jours prévu dans la convention collective.
[26] Cependant, l’agent négociateur soumet que la Commission devrait néanmoins rejeter sommairement l’objection présentée par l’employeur car ce dernier aurait lui-même présenté cette objection à la Commission à l’extérieur du délai prévu pour ce faire en vertu du Règlement, et aussi parce qu’il n’aurait pas respecté le délai prévu pour la présentation de sa réponse au palier final de la procédure de grief.
[27] Je me pencherai donc d’abord sur l’analyse de ces deux propositions de l’agent négociateur pour déterminer si elles justifient à elles seules de rejeter sommairement l’objection de l’employeur. Dans la négative, je me pencherai alors sur la demande de prorogation de délai présentée par la demanderesse.
1. L’objection a-t-elle été présentée hors délai par l’employeur?
[28] La Commission a reçu l’objection de l’employeur le 18 décembre 2023. Tel que le prévoit l’article 95(1)a) du Règlement, une partie souhaitant soulever une objection concernant le non-respect d’un délai prévu par une convention collective pour la présentation d’un grief doit le faire au plus tard 30 jours après avoir reçu copie de l’avis de renvoi de ce grief à l’arbitrage.
[29] Dans le présent cas, la Commission a transmis cet avis de renvoi à l’arbitrage à l’employeur le 17 novembre 2023. En application du Règlement, l’employeur se devait donc de déposer son objection auprès de la Commission au plus tard le 17 décembre 2023, tel que l’avance l’agent négociateur.
[30] Or, le 17 décembre 2023 était un dimanche. En application de l’article 10 du Règlement et de l’article 35 de la Loi d’interprétation (L.R.C. (1985), ch. I-21), la Commission a déjà conclu dans une telle situation que le délai court alors jusqu’au premier jour suivant qui n’est pas un jour férié (voir Bernatchez c. Conseil du Trésor (Service correctionnel du Canada), 2023 CRTESPF 104, aux paragraphes 38, 39 et 41).
[31] Dans le présent cas, il s’agirait du lundi 18 décembre 2023, soit la date à laquelle l’employeur a transmis la présente objection à la Commission. Par conséquent, l’objection n’a pas été déposée à l’extérieur du délai prévu par le Règlement et ne peut être rejetée sommairement pour ce motif, tel qu’il a été demandé par l’agent négociateur.
2. Le retard allégué de la réponse de l’employeur au dernier palier de la procédure de grief a-t-il une incidence sur la validité de l’objection concernant le délai?
[32] En réponse à l’allégation de l’agent négociateur voulant que la réponse de l’employeur au dernier palier de la procédure de grief aurait elle aussi été transmise tardivement, ce dernier renvoie la Commission à une entente conclue entre les parties pour proroger le délai en question jusqu’au 29 septembre 2023. Si tel est le cas, la réponse de l’employeur au dernier palier ne serait donc pas hors délai, car elle a été transmise à la demanderesse le 27 septembre 2023, selon les arguments écrits de l’agent négociateur.
[33] À ma demande, l’agent négociateur a confirmé à la Commission, dans un courriel daté du 22 juin 2024, qu’il n’avait pas vu le courriel joint aux arguments écrits de l’employeur, et dans lequel les parties avaient clairement convenu de repousser le délai pour la réponse au dernier palier. Au-delà de cette affirmation, il ne conteste pas l’exactitude ou la véracité de ce courriel, ni de l’entente entre les parties dont il fait foi.
[34] La transmission de la réponse de l’employeur au dernier palier de la procédure de grief n’est donc pas considérée comme ayant été faite à l’extérieur du délai prescrit, et l’argument de l’agent négociateur pour demander le rejet sommaire de l’objection sur la base d’un tel retard doit être écarté. Par conséquent, il n’est pas nécessaire de poursuivre l’analyse sur cette question ou de déterminer l’applicabilité ou la portée de Noor en ce qui a trait à cet argument.
[35] Je conclus donc que la demanderesse a déposé le grief hors délai. Je me tourne maintenant vers l’analyse de la demande de prorogation que la demanderesse a présentée à la Commission.
B. La Commission devrait-elle accueillir la demande de prorogation de délai?
[36] L’article 61b) du Règlement accorde à la Commission le pouvoir de proroger, par souci d’équité et à la demande d’une partie, tout délai prévu par une procédure de grief contenue dans une convention collective.
[37] À juste titre, les parties s’entendent pour dire que les critères applicables à l’analyse d’une demande de prorogation de délai par la Commission sont ceux énoncés dans Schenkman. Ces critères sont souvent appliqués par la Commission dans des cas semblables. Ils se penchent d’abord sur les raisons avancées pour justifier le retard, lesquelles se doivent d’être claires, logiques et convaincantes. Ensuite, les autres critères visent à analyser la durée du retard, la diligence raisonnable de la demanderesse, l’injustice qui serait causée à la demanderesse si la demande était refusée par rapport au préjudice que subirait l’employeur si elle était accordée, et enfin, les chances de succès du grief sous-jacent à la demande de prorogation de délai.
[38] La Commission a maintes fois énoncé que ces critères peuvent avoir un poids et une importance variables selon les circonstances spécifiques à chaque situation (voir, par exemple, Mazzini c. Agence du revenu du Canada, 2024 CRTESPF 105, au par. 22, et Bowden c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2021 CRTESPF 93, au par. 77).
[39] Il est par ailleurs généralement reconnu que l’absence d’une justification claire, logique et convaincante au retard d’une partie qui souhaite voir son délai prorogé relativise significativement le poids et l’importance que pourraient avoir les autres critères dans le cadre de l’analyse de la Commission (voir Desjardins c. Conseil du Trésor (ministère des Affaires étrangères, du Commerce et du Développement), 2024 CRTESPF 109, au par. 108, et Bowden, aux paragraphes 81 et 82).
[40] Je procéderai donc, dans l’ordre, à la revue et à l’analyse des critères de Schenkman en fonction des arguments que les parties ont soumis à la Commission pour chacun d’entre eux.
1. Raisons claires, logiques et convaincantes
[41] Pour expliquer le retard de la demanderesse à déposer son grief au premier palier, l’agent négociateur se contente de soulever, en un bref paragraphe, l’impact psychologique qu’aurait eu sur la demanderesse la décision de l’employeur de la réaffecter à un nouveau lieu de travail éloigné de sa famille.
[42] De plus, l’agent négociateur soumet que cette décision avait été communiquée à la demanderesse peu de temps après son retour au travail suivant un congé de plus de deux ans pour des raisons médicales. Enfin, l’agent négociateur affirme que la demanderesse craignait de perdre son emploi ou encore de faire l’objet de représailles de la part de l’employeur en raison du contenu de la lettre reçue de l’employeur le 22 mai 2012.
[43] L’employeur, pour sa part, soumet que l’agent négociateur n’explique aucunement en quoi la situation difficile alléguée par la demanderesse l’aurait empêchée de déposer son grief dans les délais alors qu’elle était de retour au travail car elle était apte pour ce faire et qu’elle a par ailleurs été en mesure d’organiser son déménagement. Par conséquent, l’employeur soumet que l’explication fournie par l’agent négociateur n’est ni claire, ni logique, ni convaincante.
[44] À première vue, l’explication fournie par l’agent négociateur pour le retard de la demanderesse à déposer son grief semble particulièrement simpliste et générale. Compte tenu de l’expérience et du niveau de sophistication de l’agent négociateur en semblable matière, il aurait dû savoir qu’il lui incombait de fournir, dans les circonstances, les meilleurs arguments possibles au soutien de sa demande de prorogation de délai. J’estime qu’il ne l’a pas fait et qu’il n’a pas satisfait au fardeau qui lui incombait (voir en ce sens Mazzini, au par. 30).
[45] En effet, l’agent négociateur s’est contenté d’affirmer que l’annonce par l’employeur concernant la réaffectation de la demanderesse aurait eu pour elle l’effet d’un choc psychologique l’empêchant de pouvoir déposer son grief à l’encontre de cette mesure dévastatrice. Certains pourraient penser qu’une telle nouvelle ayant un impact aussi important pourrait, au contraire, avoir comme effet d’inciter intensivement la demanderesse à la contester. L’agent négociateur semble suggérer que l’inverse s’est plutôt produit.
[46] On peut facilement comprendre et accepter que cette annonce de l’employeur ait pu secouer la demanderesse puisqu’elle était susceptible de provoquer un changement majeur à plusieurs égards dans sa vie personnelle, professionnelle et familiale. Cependant, l’agent négociateur ne fournit aucun détail sur l’ampleur ou le lien réel de cet impact sur la capacité de la demanderesse à déposer un grief, ou à lui demander de le faire en son nom. Il ne fournit aucun détail non plus sur quelque raison précise ou pratique qui l’aurait empêché de le faire.
[47] Quelle était la différence en septembre 2012 qui faisait en sorte que la demanderesse était désormais en mesure de déposer son grief? L’agent négociateur n’en dit rien, si ce n’est qu’on peut comprendre qu’à ce moment, son transfert vers son nouveau lieu de travail était complété.
[48] L’explication fournie par l’agent négociateur ne permet pas non plus à la Commission d’évaluer si celle-ci pouvait expliquer l’inaction de la demanderesse pour l’ensemble de la période précédant le dépôt de son grief. L’employeur souligne, à juste titre, que la demanderesse avait été jugée apte à revenir au travail un mois avant l’annonce par l’employeur de sa décision et qu’elle semble avoir été en mesure de procéder à son déménagement. Rien dans les arguments des parties ne me permet de conclure non plus que la demanderesse n’a pas été en mesure de reprendre ses tâches comme il était prévu une fois à Blanc-Sablon au mois d’août 2012.
[49] Après avoir passé en revue certaines de ses décisions quant à la nécessité de fournir une explication adéquate pour toute la période du retard, la Commission a conclu dans Osborne c. Conseil du Trésor (ministère des Pêches et des Océans), 2024 CRTESPF 5, que l’omission de fournir une telle explication pour l’ensemble de la période n’était pas déterminante, mais demeurait pertinente (voir les paragraphes 50 à 55).
[50] Cette position a aussi été suivie par la Commission dans Desjardins lorsqu’elle a conclu que l’état de santé fragile de la demanderesse ne pouvait visiblement expliquer qu’une partie du retard (voir le paragraphe 113). J’abonde dans le même sens en l’espèce pour ce qui est de l’explication fournie par l’agent négociateur.
[51] Il est à noter que ce dernier avance également que la demanderesse craignait de perdre son emploi ou de subir des représailles de la part de l’employeur. Encore une fois, rien dans cette affirmation générale ne sert à expliquer pourquoi et comment la demanderesse ne pouvait déposer un grief en mai 2012 pour cette raison et en quoi sa situation était différente à cet égard quatre mois plus tard en septembre 2012.
[52] Il m’est par conséquent impossible de conclure que ce critère important milite en faveur de la demanderesse, car les raisons invoquées pour son retard à déposer son grief ne sont ni claires, ni logiques, ni convaincantes.
2. Durée du retard
[53] Quant à la durée du retard, l’agent négociateur mentionne seulement qu’il est d’avis que les circonstances de cette affaire sont telles que moins de poids devrait être accordé à ce critère.
[54] L’employeur soumet que, malgré le retard de la demanderesse de seulement deux mois pour déposer son grief, les conventions collectives sont claires quant au délai pour ce faire et l’agent négociateur n’a donné aucune raison valable expliquant la durée de ce retard.
[55] Je me permets de croire que les différentes clauses négociées entre les parties à une convention collective se doivent d’avoir un but utile et de vouloir dire quelque chose dans leurs réalités respectives. Les parties ont jugé bon, voir même nécessaire de limiter à 25 jours le délai imparti pour pouvoir déposer un grief.
[56] Dans le présent cas, le délai encouru avant que la demanderesse ne dépose son grief est de 114 jours. Le grief a été déposé par la demanderesse quelques 78 jours après l’expiration du délai prévu pour ce faire dans la convention collective, soit un retard de deux mois et 17 jours.
[57] La Commission a déjà évalué qu’un retard de deux à quatre mois n’était pas majeur, mais n’était pas court non plus (voir, par exemple, Osborne, au par. 59, et Mazzini, au par. 27). Un délai de plus de deux mois comme en l’espèce tombe dans cette catégorie, laquelle milite normalement en faveur de la demanderesse dans l’analyse de ce critère précisément.
[58] Cependant, la Commission a également tenu compte, dans le passé, du fait qu’un défaut au premier palier, comme en l’espèce, était plus préjudiciable qu’aux autres paliers de la procédure de règlement des griefs (voir Cherid c. Administrateur général (ministère de l’Emploi et du Développement social), 2024 CRTESPF 8, au par. 28). Ainsi, je retiens également cet élément et l’ajoute à l’absence d’une explication satisfaisante pour le retard afin de n’accorder que peu de poids au présent critère, et ce, même s’il favorise à première vue la demanderesse.
3. Diligence raisonnable
[59] Alors que la demanderesse se doit de démontrer qu’elle a fait preuve d’une diligence raisonnable dans les circonstances, malgré son retard à présenter son grief, l’agent négociateur ne fait plutôt que justifier son inaction. Il mentionne en effet brièvement que la demanderesse était aux prises avec un déménagement sur une longue distance, loin de son mari et de son enfant en bas âge. Il réitère donc qu’elle se trouvait dans une situation difficile sur le plan personnel et mental. Néanmoins, l’agent négociateur fait remarquer qu’elle a déposé son grief moins d’un mois après son déménagement.
[60] L’employeur est quant à lui d’avis que l’agent négociateur n’a fourni aucun élément démontrant que la demanderesse ait fait toutes les démarches possibles pour que son grief soit déposé dans les délais impartis. Il n’est donc aucunement démontré que la demanderesse a agi en faisant preuve de diligence raisonnable.
[61] Tel que l’illustre la position de l’agent négociateur au sujet de ce critère, celui-ci est souvent confondu ou perçu comme étant complémentaire au premier critère visant à déterminer la présence d’une justification claire, logique et convaincante. L’agent négociateur cherche donc encore à mettre de l’avant la même explication pour justifier l’inaction de la demanderesse que celle qu’il avait proposée pour le premier critère et que j’ai écarté pour les motifs énoncés précédemment.
[62] Il souligne cependant que la demanderesse a déposé son grief moins d’un mois après son déménagement. Je dois comprendre de cette affirmation que l’agent négociateur y voit la démonstration d’une certaine diligence de la part de la demanderesse. Encore une fois, au-delà de cette affirmation générale, je n’ai aucun détail spécifique sur cette période. L’agent négociateur ne précise pas la date du déménagement en question. Je suis donc forcé de croire, à défaut d’affirmation contraire, qu’il précédait ou coïncidait avec la date du début de la nouvelle affection de la demanderesse qui était prévue pour le 13 août 2012.
[63] Contrairement à ce que suggère l’agent négociateur, cela ne fait pas, à mon sens, preuve de diligence de la part de la demanderesse, mais renforce plutôt la perception d’une certaine insouciance de la part de l’agent négociateur quant au délai prévu dans la convention collective pour le dépôt du présent grief.
[64] De plus, le grief en question porte sur une question de non-respect de la convention collective par l’employeur. En vertu de la Loi, le grief doit donc avoir été approuvé par l’agent négociateur avant d’être déposé. À défaut par la demanderesse d’être en état ou en mesure de déposer son grief avant le mois de septembre 2012, aucune indication n’a été portée à la connaissance de la Commission suggérant qu’elle ait communiqué avec l’agent négociateur avant cette date.
[65] L’agent négociateur aurait très bien pu la conseiller, l’appuyer ou agir en son nom soit en déposant lui-même le grief soit en demandant à l’employeur de suspendre le délai pour ce faire compte tenu de l’état allégué de la demanderesse. Je n’ai aucune indication que l’une ou l’autre de ces possibilités ait été envisagée.
[66] Par conséquent, je ne suis pas convaincu que la demanderesse ait fait preuve d’une diligence raisonnable en l’espèce, et ce critère ne peut lui être favorable.
4. Équilibre entre l’injustice causée à la demanderesse et le préjudice subi par l’employeur
[67] En ce qui concerne l’injustice que subirait la demanderesse si sa demande de prorogation n’était pas accordée, l’agent négociateur mentionne simplement que celle-ci dépasserait de loin le préjudice causé à l’employeur. Il blâme plutôt l’employeur de ne pas avoir démontré son propre préjudice potentiel et se contente de mentionner que la demanderesse serait privée de son seul recours.
[68] De son côté, l’employeur estime plutôt que c’est à la demanderesse qu’il incombe d’établir l’injustice qu’elle subirait, s’il en est une. Selon lui, l’agent négociateur n’avance qu’un seul argument, soit le fait que la demanderesse serait privée de son seul recours.
[69] Or, dans les faits, l’employeur soumet qu’il a couvert la totalité des frais associés au loyer mensuel de la demanderesse pour la durée de son affectation à Blanc‑Sablon. Il ajoute que, puisque la demanderesse a obtenu sa retraite médicale le 26 août 2021, les autres mesures correctives qu’elle demande ne seraient plus pertinentes selon lui.
[70] Par ailleurs, l’employeur soumet que si la prorogation du délai était accordée, des frais élevés seraient engendrés afin d’entendre ce grief et obtenir une décision qui, au final, ne trancherait rien du tout.
[71] À ma demande, l’agent négociateur a confirmé à la Commission que la demanderesse avait effectivement pris une retraite pour des raisons médicales. Il estime cependant que la retraite serait directement liée aux événements menant au dépôt de multiples griefs de la demanderesse présentement devant la Commission. Ces événements devraient donc, selon-lui, être considérés dans leur ensemble.
[72] Il incombe effectivement à la demanderesse de prouver les éléments pertinents à l’analyse de sa demande de prorogation de délai. Comme l’affirmait récemment la Commission, une telle prorogation n’est pas automatique (voir Risser c. Conseil du Trésor (Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports), 2024 CRTESPF 98, au par. 34). Elle doit se justifier en fonction de l’équité.
[73] Il ne suffit pas pour une partie de simplement affirmer qu’elle serait privée d’un recours et ainsi du droit d’être entendue par la Commission sur une situation donnée. Bien qu’il soit vrai qu’un tel impact est sérieux et significatif quant au droit de la demanderesse d’être entendue, ce droit s’inscrit dans un ensemble d’autres facteurs que la Commission doit soupeser minutieusement pour déterminer la position la plus équitable pour les parties au final.
[74] Si la demanderesse a le droit d’être entendue, l’employeur a droit à la stabilité et à la prévisibilité de ses relations de travail. C’est la raison d’être et le fondement même d’une clause de convention collective comme celle qui est en cause dans la présente affaire. Les délais qui y sont prévus se doivent d’être respectés (voir en ce sens Desjardins, au par. 109, Risser, au par. 34, et Bowden, au par. 77).
[75] Si la demanderesse se voit privée de son droit d’être entendue, c’est parce qu’elle a omis de se conformer aux balises que les parties à la convention collective se sont volontairement données pour encadrer l’exercice de ce droit.
[76] Par ailleurs, en réponse à la demande de la Commission pour obtenir certaines précisions, l’agent négociateur soumet que la situation de la demanderesse dans le présent dossier fait partie d’un ensemble d’événements qui ont mené au dépôt de multiples griefs qui attendent actuellement d'être mis au rôle des audiences par la Commission. Il suggère donc que ces événements soient considérés dans leur ensemble.
[77] Une vérification des dossiers de la Commission permet effectivement de constater l’existence de quatre griefs concernant la demanderesse, incluant le présent grief. Tel qu’il a été mentionné au début de la présente décision, ces quatre griefs ont été renvoyés en même temps à la Commission pour être entendus à l’arbitrage.
[78] À sa face même, la suggestion de l’agent négociateur semble contredire sa position voulant que la demanderesse serait privée de son seul recours si la Commission refusait sa demande de prorogation de délai. Elle aurait visiblement l’occasion de se faire entendre dans ses autres dossiers puisque la présente demande et la présente décision ne touchent que l’un de ses griefs portant spécifiquement sur les faits entourant la modification de son affectation et de son lieu de travail en août 2012.
[79] Par ailleurs, dans le cadre de ces même précisions fournies à ma demande par l’agent négociateur, ce dernier renvoie de nouveau la Commission à Noor afin de soutenir qu’en présence d’allégations de discrimination, l’impact de la décision de ne pas entendre un grief serait plus important qu’en d’autres circonstances.
[80] Dans Noor, au paragraphe 54, la Commission a conclu spécifiquement que l’incidence sur la demanderesse de ne pas être entendue serait importante puisque le grief alléguait une perte de salaire découlant de manquements à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation fondées sur la religion.
[81] Dans le présent cas, je dois faire remarquer qu’à première vue, le grief en lui-même ne fait aucune mention de discrimination. Les réponses de l’employeur aux différents paliers de la procédure de grief n’en comportent aucune non plus. Ceci pourrait porter à croire qu’il n’en a peut-être pas été question durant cette procédure de règlement des griefs. Or, l’agent négociateur affirme pourtant dans les précisions transmises à la Commission qu’il aurait fourni à l’employeur des arguments écrits à cet égard.
[82] Par ailleurs, le renvoi du présent grief à l’arbitrage, de même que le renvoi simultané à la Commission des autres griefs de la demanderesse, étaient dûment accompagnés d’un formulaire avisant la Commission canadienne des droits de la personne, tel qu’il est exigé de le faire par la Loi afin de pouvoir soulever des allégations de discrimination à l’arbitrage.
[83] Malgré la suggestion de l’agent négociateur voulant que les événements à la base de ces griefs devraient être considérés dans leur ensemble, il semble que les faits du présent dossier lui soient propres. Aucune précision n’est fournie par l’agent négociateur quant à la nécessité d’entendre ces quatre dossiers simultanément et aucune demande de jonction d’instances n’a par ailleurs été présentée.
[84] Néanmoins, si je considère cette suggestion telle qu’elle a été formulée par l’agent négociateur, et ce même en tenant compte des allégations de discrimination soulevées par la demanderesse, celle-ci contredit encore une fois sa prétention à l’effet que la demanderesse serait privée de son seul recours advenant un refus de sa demande de prorogation de délai. En effet, la demanderesse bénéficiera encore des autres griefs renvoyés à la Commission, lesquels allèguent également de la discrimination de la part de l’employeur.
[85] Cette simple et seule affirmation de l’agent négociateur ne suffit donc pas à démontrer l’existence réelle d’un préjudice sérieux que subirait la demanderesse si le présent grief n’était pas entendu par la Commission et qui ferait pencher significativement la balance en sa faveur.
[86] L’employeur a, pour sa part, évoqué le coût important qu’engendrerait l’audition du grief et sa portée potentiellement limitée en raison de la retraite médicale de la demanderesse. Je ne suis pas convaincu à ce stade-ci que le grief devient nécessairement théorique et futile en raison de la retraite médicale de la demanderesse. Pour ce qui est des coûts à être engendrés, ceux-ci font partie des conséquences normales et qui sont propres au principe d’arbitrage de grief prévu non seulement à la convention collective, mais également par la Loi.
[87] Ce facteur penche par conséquent en faveur de la demanderesse mais de façon très limitée.
5. Chances de succès du grief
[88] Enfin, pour le critère touchant les chances de succès du grief, l’agent négociateur explique en quelques lignes la faiblesse de l’employeur à démontrer les éléments nécessaires pour justifier sa décision de réaffecter administrativement la demanderesse. On peut donc déduire qu’il présume globalement qu’il aurait gain de cause si le grief de la demanderesse était entendu à l’arbitrage par la Commission.
[89] L’employeur réitère de son côté que la question soulevée dans le grief de la demanderesse est devenue théorique et que les mesures correctives qu’elle met de l’avant sont devenues caduques en raison de sa retraite médicale.
[90] À ce stade-ci des procédures, la Commission ne dispose pas de l’ensemble des éléments nécessaires qui lui permettraient de trancher définitivement sur les chances de succès du grief. Néanmoins, compte tenu des informations disponibles, je ne suis pas convaincu, tel qu’indiqué précédemment, que le grief revêt nécessairement un caractère théorique et on ne peut dire non plus, à ce stade-ci, qu’il est futile ou vexatoire.
VI. Conclusion
[91] La présentation du grief au premier palier est tardive. La Commission n’a donc pas compétence pour entendre le grief.
[92] L’agent négociateur est d’avis que, compte tenu des circonstances qu’il estime uniques et exceptionnelles de cette affaire, la Commission devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et accorder la prorogation du délai. Pour les raisons qui précèdent, j’arrive à la conclusion contraire.
[93] La demanderesse n’a pas su fournir une explication claire, logique et convaincante pour expliquer son retard à déposer son grief et n’a pas fait preuve de diligence non plus. Bien que la durée du retard ne soit pas très importante et que la demanderesse puisse subir un certain préjudice du fait de ne pas être entendue quant à ce grief spécifiquement, ces derniers facteurs ne sont pas suffisants pour pallier l’absence d’une explication satisfaisante et son manque de diligence.
[94] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :
(L’ordonnance apparaît à la page suivante)
VII. Ordonnance
[95] L’objection préliminaire de l’employeur quant au non-respect des délais est accueillie.
[96] La demande de prorogation de délai de la demanderesse est rejetée.
[97] Le dossier de grief 566-02-48534 de la Commission est clos.
Le 25 juillet 2025.
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