Décisions de la CRTESPF
Informations sur la décision
Trois agents correctionnels escortaient un détenu dans un établissement à sécurité maximale. Les agents correctionnels sont régulièrement exposés à des situations de violence et à des agressions. Leur travail les oblige à réagir rapidement à des situations urgentes, évolutives et souvent imprévisibles. Lors de l’escorte, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire ») avait réagi et avait eu recours à la force vu l’attitude agressive du détenu. À la suite de l’incident, les trois agents correctionnels avaient préparé chacun un rapport d’observations. L’employeur avait estimé que le fonctionnaire avait utilisé une force à la fois inutile et disproportionnée face au détenu. Il avait conclu que le fonctionnaire ne s’était pas conformé à plusieurs de ses directives, ce qui avait mené à une suspension de trois jours. La Commission a conclu que l’employeur n’avait pas établi de lien clair entre les infractions alléguées dans la lettre disciplinaire et les directives invoquées. La Commission a jugé qu’il n’y avait pas de preuve suffisante démontrant l’inconduite du fonctionnaire pour justifier une mesure disciplinaire. L’absence du son dans une vidéo montrant l’incident entre le fonctionnaire et le détenu a rendu la vidéo difficile à interpréter de manière fiable. Les deux autres agents correctionnels n’ont pas été appelés à témoigner, mais leurs rapports d’observations ont été déposés en preuve. Avant que le fonctionnaire remette son rapport d’observations, les deux autres agents correctionnels avaient décrit la scène dans des rapports d’observations contresignés par un surveillant. Les trois rapports corroboraient tous une attitude agressive de la part du détenu. La Commission était particulièrement préoccupée que le processus disciplinaire ait été fait avant que l’analyse du recours à la force soit complétée environ quatre ans après l’incident. La Commission a rejeté la demande de l’employeur de qualifier un témoin comme expert en matière d’évaluation des recours à la force, faute d’expertise suffisante.
Grief accueilli.
Contenu de la décision
Date: 20251015
Référence: 2025 CRTESPF 136
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relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral et Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral |
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ENTRE
David DinuCci
fonctionnaire s’estimant lésé
et
ADMINISTRATEUR GÉNÉRAL
(Service correctionnel du Canada)
défendeur
Répertorié
Dinucci c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada)
Affaire concernant un grief individuel renvoyé à l’arbitrage
Devant : Goretti Fukamusenge, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral
Pour le fonctionnaire s’estimant lésé : Christophe Haaby, conseiller syndical
Pour le défendeur : Jean-Charles Gendron, avocat
MOTIFS DE DÉCISION |
I. Grief individuel renvoyé à l’arbitrage
[1] Cette décision porte sur un grief relatif à une suspension de trois jours, imposée à la suite d’un recours à la force envers un détenu. L’incident à l’origine du grief s’est produit à l’Établissement Port-Cartier, un établissement à sécurité maximale. Il s’agit d’une intervention effectuée par un agent correctionnel lors d’une escorte. Le détenu concerné n’est pas partie à cette instance et n’a pas été appelé à témoigner. Son identité ne sera donc pas mentionnée dans la présente décision.
[2] David Dinucci, le fonctionnaire s’estimant lésé (le « fonctionnaire »), travaillait pour le Service correctionnel du Canada, (l’« employeur » ou SCC) en tant qu’agent correctionnel. L’employeur a estimé que, lors de l’intervention, le fonctionnaire avait utilisé une force à la fois inutile et disproportionnée face au comportement du détenu. Il a ainsi conclu que le fonctionnaire ne s’était pas conformé à plusieurs obligations, y compris les Directives du commissaire du SCC, soit la DC 567-1 – Recours à la force, la DC-060 – Code de discipline, la DC 567 – Gestion des incidents, qui comprend le Modèle d’engagement et d’intervention (MEI), ainsi que le Code de valeurs et d’éthique du secteur public, ce qui a mené à une suspension de trois jours.
[3] Le fonctionnaire a soutenu avoir respecté toutes ces règles et qu’il agirait de la même façon devant la même situation. Selon lui, la stratégie qu’il a utilisée à l’égard du détenu était justifiée dans les circonstances. Il a maintenu qu’il n’existait pas une seule stratégie d’intervention juste. Il a aussi avancé que la sanction était à la fois injustifiée et excessive.
[4] Pour les motifs élaborés dans la présente décision, le grief est accueilli. La preuve repose principalement sur une courte vidéo sans son, ouverte à diverses interprétations, ainsi que sur des rapports d’observations dont les auteurs, deux autres agents correctionnels présents lors de l’incident, n’ont pas été appelés à témoigner. Elle ne peut être considérée comme concluante.
II. Résumé contextuel
[5] Au moment de l’incident, le fonctionnaire était un agent correctionnel, dont le poste était classé au groupe et au niveau CX-01 à l’Établissement Port-Cartier, un établissement à sécurité maximale. Il était membre de l’Équipe d’intervention d’urgence (EIU).
[6] Le 8 septembre 2019, lors de son quart de travail dans le secteur de l’isolement, le fonctionnaire et deux autres agents ont eu à escorter un détenu à la douche. À la sortie de sa cellule en isolement et avant de se rendre à la douche, le détenu a subi une fouille sommaire par le fonctionnaire. Ce qui a suivi est l’incident capté sur une vidéo de quelques secondes, sans audio.
[7] À la suite de l’incident, le fonctionnaire, ainsi que les deux autres agents correctionnels qui étaient avec lui, ont préparé chacun un rapport d’observations. Le fonctionnaire a aussi produit un complément de rapport.
[8] Le contenu des rapports d’observation des deux autres agents correctionnels est presque identique. On y mentionne qu’après une fouille, alors que les agents correctionnels dirigeaient le détenu vers la douche, ce dernier s’est retourné vers eux et avait une attitude agressive. Ces rapports utilisent le pronom « nous ». Aucun des deux agents correctionnels n’a été appelé à témoigner.
III. Résumé de la preuve
A. Pour l’employeur
[9] L’employeur a présenté sa preuve par quatre témoins : Martin Héroux, directeur adjoint aux opérations, la personne qui a imposé la sanction disciplinaire; Jean-François Lamontagne, formateur; Steve Ross, gestionnaire correctionnel (Opérations), c’est lui qui a fait l’analyse du recours à la force; Richard Wilkie, agent de projet par intérim. L’employeur a tenté de faire témoigner M. Wilkie comme témoin expert. Je n’ai pas admis M. Wilkie en qualité de témoin expert. Il a témoigné sur ses connaissances concernant l’analyse des recours à la force. J’y reviendrai plus loin dans les motifs de la présente décision.
1. Évaluation du risque et stratégie d’intervention : témoignage de M. Lamontagne
[10] M. Lamontagne a expliqué largement le MEI, les facteurs de risque ainsi que les stratégies d’intervention. Il a décrit trois niveaux de risque : faible, modéré et élevé. Selon son témoignage, quand le risque est modéré, il y a un potentiel de préjudice, et quand il est élevé, la situation est dite grave et le préjudice est imminent. Le fait d’établir un niveau de risque dépend de plusieurs facteurs. Une situation peut être considérée comme modérée par un agent correctionnel, mais par un autre agent correctionnel, la même situation pourrait être considérée comme élevée. Le niveau de risque dépend de l’interprétation.
[11] Selon M. Lamontagne, lorsqu’on fait une évaluation du risque, on choisit une stratégie et on fait une réévaluation constante. L’évaluation du risque n’est pas une gradation; les stratégies d’intervention ne suivent pas nécessairement une progression.
2. Analyse du recours à la force en cause : témoignage de M. Ross
[12] M. Ross a décrit son rôle dans l’analyse du recours à la force en tant que gestionnaire correctionnel des opérations. Il a aussi parlé du travail des agents correctionnels, ainsi que des rencontres qu’il a eues avec le fonctionnaire.
[13] Selon son témoignage, l’Établissement Port-Cartier est un établissement où les délinquants sont à sécurité maximale. Les agents correctionnels sont souvent confrontés à des attitudes non conformes et s’exposent constamment à des menaces, des insultes et à des actes de violence chaque semaine. Il y a inévitablement des victimes de violence physique ou verbale de la part des détenus, ces derniers pouvant notamment lancer des liquides corporels ou commettre d’autres agressions.
[14] M. Ross a également décrit comment il avait pris connaissance de l’incident qui avait impliqué le recours à la force. Il a expliqué qu’il était en vacances lorsque l’incident s’est produit. À son retour, l’employeur lui a demandé de se pencher en priorité sur l’analyse de ce recours à la force jugé abusif. Il ne se rappelait toutefois pas si cette demande venait du directeur ou directeur adjoint.
[15] Il a indiqué qu’une fois qu’il avait été informé de l’incident, il avait pris les étapes suivantes. Il s’est rendu au local des disques durs où sont enregistré les images vidéo. Il a constaté que les vidéos avaient déjà été sorties. Il a récupéré tous les rapports d’observation et, un peu plus tard, il a invité le fonctionnaire à regarder les vidéos avec lui afin qu’il puisse lui expliquer comment cela s’était passé. Par la suite, il a commencé à produire le rapport de son analyse.
[16] Selon son témoignage, le fonctionnaire a eu l’occasion de lui expliquer ses rapports d’observation. Il a indiqué que le premier rapport manquait de détails, mais que son complément avait permis de mieux expliquer. Il a ajouté que, lors de leur rencontre, la conversation était cordiale et le fonctionnaire lui avait expliqué comment il s’était senti. Il a précisé ce qui suit :
On leur demande d’expliquer des faits mais pas comment leur état d’esprit s’est senti. Ça s’est déroulé en quelques secondes, et lorsque ça vient à l’expliquer ce n’est pas facile, mais il m’a expliqué comment les choses se sont déroulées et comment il s’est senti.
[Sic pour l’ensemble de la citation]
[17] Il a précisé qu’il avait visionné les vidéos seul, avant de les regarder en compagnie du fonctionnaire. Il a ajouté ce qui suit :
J’ai regardé les vidéos une dizaine de fois, on n’a pas d’audio, on a des vidéos, on va se fier aux réactions. J’ai essayé de comprendre le contexte, le détenu se dirigeait vers la douche, les agents lui demandent de faire face au mur, Dinucci utilise la force. Ça m’a pris plusieurs jours avant de me positionner pour en venir à la conclusion, ça m’a pris un certain temps avant de me positionner, il y a des cas un peu plus évidents, celui-là était un peu plus subtil si je peux dire.
[Sic pour l’ensemble de la citation]
[18] M. Ross est revenu sur les justifications avancées par le fonctionnaire concernant l’incident. Ce dernier a expliqué qu’avant les faits, le détenu l’avait menacé. Sur la vidéo, on voit le détenu sortir de sa cellule et se diriger directement vers la douche. Le fonctionnaire a indiqué qu’il avait perçu un risque pour la sécurité du personnel. Toutefois, selon M. Ross, le comportement du détenu ne traduisait pas une telle menace : il ne semblait pas agressif et ne tenait pas les poings fermés, contrairement à ce qui avait été affirmé.
[19] Même si le détenu avait menacé de cracher sur les agents correctionnels plusieurs journées avant l’incident, c’est le choix stratégique qui n’est pas bon. Lorsqu’un détenu menace de s’en prendre aux membres du personnel, on lui impose de porter un filet anti-crachat ou on le menotte. On aurait dû prendre ces mesures. La mesure de protection doit être prise sans délai. Il ne fallait pas amener le détenu au sol, il fallait le menotter. La stratégie d’intervention n’était pas appropriée, il n’a pas vu que le détenu s’en prenait à l’agent. Il a conclu que le niveau de la force utilisée n’était pas nécessaire.
[20] Quant aux deux rapports d’observation préparés par le fonctionnaire, M. Ross a expliqué qu’il était relativement fréquent de présenter un rapport initial et un complément d’un rapport. Parfois, les agents correctionnels font leurs rapports pendant leur quart de travail. Quand les choses viennent de se produire, il faut un peu plus de temps pour prendre un recul et penser à la façon dont les choses se sont passées. Un complément de rapport peut être fait à l’initiative d’un agent ou sur demande.
[21] M. Ross a souligné que le fonctionnaire prenait son travail à cœur. Il l’a décrit comme une personne intelligente et curieuse, qui cherche à comprendre l’origine des règlements et leur raison d’être. Selon lui, le fonctionnaire possède un grand potentiel.
3. Processus disciplinaire : témoignage de M. Héroux
[22] L’employeur a fait témoigner M. Héroux concernant le processus qui a mené à la mesure disciplinaire. Au moment des faits, M. Héroux était directeur adjoint aux opérations. C’est lui qui a émis la mesure disciplinaire. Il a exposé la démarche à suivre pour déterminer si une mesure disciplinaire devait être appliquée en cas de manquement à une directive.
[23] Selon son témoignage, lors d’une analyse visant à déterminer une mesure disciplinaire liée à un recours à la force, on examine, après le visionnement des vidéos, si ce recours était nécessaire et justifié. On se pose également les questions suivantes : Est-ce que je serais à l’aise si cette vidéo était diffusée dans les médias? Est-ce que l’employé comprend qu’il a commis une faute? Est-ce que l’employé éprouve du remords?
[24] Il a expliqué que les agents correctionnels prennent connaissance des restrictions qui s’appliquent à un détenu au début de chaque quart de travail et qu’il y a un document à cet effet dans un lecteur commun. Il a ajouté que, quand un détenu menace de cracher, il doit être déplacé avec un filet anti-crachat. On s’adapte au comportement du détenu, le gestionnaire va évaluer les mesures mises en place et décider si on peut retirer le filet anti-crachat afin de moduler les restrictions.
a. Évaluation de l’incident
[25] Selon M. Héroux, quand on regarde la vidéo, on ne voit pas ce qui était décrit dans les informations incluses dans les rapports d’observation. Le recours à la force était moins nécessaire. Si l’agent correctionnel a dit que le détenu allait cracher sur lui, on ne comprend pas pourquoi il allait s’approcher de lui.
[26] Selon son visionnement des vidéos, le détenu n’est pas menaçant. Le mouvement brusque du détenu, décrit par le fonctionnaire, n’est pas visible sur la vidéo. Le comportement du détenu n’est pas résistant. Il a ajouté que, quand on regarde la vidéo d’un angle différent, on peut voir un échange verbal, mais les bras du détenu étaient rangés le long de son corps. De plus, il s’expliquait mal comment le fonctionnaire aurait pu s’approcher autant du détenu, alors que ce dernier l’aurait menacé quelques jours avant.
[27] Quant aux deux rapports d’observation présentés par le fonctionnaire, M. Héroux a indiqué que le fonctionnaire avait fait le premier rapport le jour de l’incident, et qu’il avait fait un complément de rapport ou deuxième rapport après avoir été informé qu’il allait faire face à des mesures disciplinaires. Le deuxième rapport comprend plus d’information que le rapport initial, et il est incohérent avec ce qu’on voit dans la vidéo.
[28] La vidéo ne dure que quelques secondes. Le fonctionnaire a dit avoir eu le temps d’analyser la situation, mais il a ajouté ce qui suit : « Pour nous, c’est impossible pour un agent de computer [sic] tout ça dans le temps qu’on voit, ça aurait pu prendre plusieurs minutes. »
[29] À la question de savoir si les agents correctionnels sont injuriés couramment par les détenus, il a affirmé ce qui suit : « Malheureusement, c’est quelque chose qui arrive très fréquemment, on est en sécurité maximale. » Il a précisé que les agents correctionnels ne vont pas cesser d’intervenir auprès des détenus parce que ces derniers ont fait des menaces.
[30] Quant à l’importance accordée au fait que le fonctionnaire a soutenu que la force utilisée était justifiée, il a déploré que le fonctionnaire ne reconnaisse pas la gravité de son comportement, refuse de le corriger et soit susceptible de persister dans cette manière de travailler. Il a précisé que, lors de sa rencontre avec le fonctionnaire, ce dernier s’est montré courtois et coopératif, mais qu’il n’a manifesté aucune ouverture à reconnaître qu’il aurait dû adopter un comportement différent.
[31] Selon M. Héroux, même si le fonctionnaire estimait être dans son droit, il aurait dû mettre de côté ses convictions personnelles dans l’intérêt du bien-être organisationnel. Par ailleurs, même s’il considère n’avoir rien à se reprocher, il doit néanmoins être conscient des attentes de l’employeur, indépendamment de sa propre perception de la situation.
[32] Quand on l’a renvoyé à la lettre disciplinaire, M. Héroux a déclaré que le fonctionnaire n’avait pas respecté, entre autres, la DC 567 – Gestion des incidents (le MEI), la DC 567-1 – Recours à la force et les Règles de conduite professionnelle de la DC 060 – Code de discipline. Selon lui, le fonctionnaire a négligé ses obligations en tant qu’agent de la paix. Il aurait dû prendre des mesures nécessaires.
[33] Quand on lui a demandé de préciser quelles étaient ces mesures, il a expliqué que le fonctionnaire aurait dû assurer la collaboration du détenu. Dans une telle situation :
On s’attendrait que l’agent recule, prépare les vêtements de protection s’il pensait qu’il allait se faire cracher dessus. Le degré de force utilisé n’était pas le minimum requis, on aurait dû par exemple rediriger le détenu vers la douche pour l’inciter à collaborer. Il y avait plein d’autres options qu’on pouvait utiliser.
[34] Il n’a pas élaboré par rapport à ces options.
[35] Quant à l’intervention physique, M. Héroux a expliqué que, dans le cadre d’une intervention, lorsqu’un détenu est amené au sol, cela implique une projection contrôlée visant à le placer en position ventrale, afin de permettre la mise des menottes. En l’occurrence, le détenu aurait dû être maîtrisé de manière à se retrouver sur le ventre, plutôt que de chuter sur le dos. Selon son évaluation, le recours à la force dans cette situation n’était pas nécessaire, et le degré de force utilisé ne pouvait être justifié ni considéré comme proportionnel aux circonstances.
[36] Selon M. Héroux, le fonctionnaire avait également enfreint le Code de valeurs et d’éthique du secteur public qui s’applique à tous les fonctionnaires du secteur public au Canada. On demande aux employés de collaborer, a-t-il ajouté. Comme le fonctionnaire avait eu des menaces avant l’incident, il aurait dû porter cela à l’attention des superviseurs.
b. Facteurs qui ont motivé la suspension
[37] Selon M. Héroux, il s’agissait d’un cas d’inconduite, aggravé par l’absence de reconnaissance des faits par le fonctionnaire, son affirmation qu’il agirait de la même manière dans une situation similaire, ainsi que par le fait qu’il avait suivi la formation relative au modèle d’intervention. Il a également souligné avoir pris en considération l’absence de dossier disciplinaire antérieur du fonctionnaire. Selon lui, les attentes à l’égard du personnel sont élevées. Il a mentionné que les agents correctionnels doivent adopter un comportement exemplaire, d’autant plus que l’établissement accueille régulièrement de nouvelles recrues en quête de repères et de modèles.
[38] En ce qui concerne la durée de la suspension, il a précisé s’être appuyé sur les recommandations des Relations de travail, en tenant compte de l’ensemble des dossiers similaires. On lui aurait suggéré une suspension allant de trois à cinq jours, il a alors opté pour la sanction minimale.
[39] À la question de savoir s’il avait rencontré les deux autres agents correctionnels qui étaient avec le fonctionnaire lors de l’incident, il a répondu par la négative. Il a expliqué que les rencontres concernaient seulement les allégations à l’égard du fonctionnaire et qu’il n’avait pas rencontré les autres agents correctionnels en raison de la confidentialité. Il a mentionné : « Le fonctionnaire était la personne visée, il a été la seule personne interrogée. »
B. Pour le fonctionnaire
[40] Le fonctionnaire a témoigné pour son propre compte. Il a maintenu que le détenu manifestait une agressivité verbale et non verbale à son égard. Il aurait essayé de l’intimider et aurait fait un mouvement brusque avec ses mains, qui s’étaient contractées. Il a affirmé qu’il avait vu le détenu crisper ses mains et qu’il avait pensé qu’il allait s’en prendre à lui. Ce qui, selon lui, l’avait poussé à agir en autodéfense en mettant le détenu au sol.
[41] Il a déclaré que lors de l’incident, le détenu le fixait avec insistance, il avait les yeux exorbités et le menaçait à plusieurs reprises sans lui laisser l’occasion de s’exprimer. Il a ajouté que le détenu avait proféré des menaces de violence physique à son égard. Selon le fonctionnaire, en l’absence d’outils de sécurité à proximité, le risque d’agression physique, notamment un coup de poing, était réel. Selon son témoignage, ce type de situation fait partie du quotidien des agents correctionnels.
[42] Le fonctionnaire a également témoigné que le détenu avait des antécédents de comportements menaçants envers d’autres agents correctionnels. Il aurait notamment craché sur un collègue et lancé de l’urine sur lui deux jours avant l’incident. Il a indiqué avoir perçu les menaces du détenu comme sérieuses. Selon lui, les détenus sont souvent en possession d’armes artisanales dissimulées dans des zones corporelles difficiles à inspecter, notamment les parties génitales. Bien qu’aucune source n’ait confirmé que le détenu portait une arme au moment des faits, le fonctionnaire a affirmé avoir agi en tenant compte du contexte général, dans lequel des saisies d’armes sont fréquentes.
[43] Interrogé sur les raisons pour lesquelles il travaillait dans le secteur de l’isolement le jour de l’incident, alors que le détenu l’avait déjà menacé auparavant, le fonctionnaire a indiqué qu’il n’y avait pas de raisons particulières à cela, ajoutant qu’il appréciait travailler dans ce secteur. Il a précisé que ce n’était pas la première fois qu’il recevait des menaces dans l’exercice de ses fonctions.
[44] Concernant le protocole qui était en place à l’égard du détenu le jour de l’incident, il a attesté qu’il n’y avait aucun protocole ou restrictions à l’égard du détenu. Il a expliqué qu’en pratique, c’est le coordonnateur du secteur qui décide du protocole à suivre à l’égard d’un détenu. Le rôle du coordonnateur du secteur est de s’assurer du bon déroulement du mouvement et de la sécurité des membres du personnel et des détenus dans son secteur.
[45] Quant à la stratégie d’intervention, le fonctionnaire a déclaré qu’il n’y avait pas juste une stratégie d’intervention. Il peut y en avoir plusieurs. Il y en a des bonnes et des mauvaises. Les stratégies d’intervention ne sont pas intégrées dans le MEI. Selon lui, ce modèle ne prescrit pas de stratégies d’intervention spécifiques, mais constitue plutôt un guide général. Il a précisé que le MEI n’indique pas comment agir dans une situation particulière et ne peut donc être considéré comme une stratégie d’intervention en tant que telle.
[46] Le fonctionnaire a reconnu qu’au visionnement de la vidéo, aucun mouvement brusque des poings ou des mains du détenu n’est clairement visible. Il a précisé que, bien que le mouvement ne soit pas perceptible de manière évidente à l’image, il s’agissait d’un petit mouvement qu’il avait interprété comme une menace potentielle. Il a toutefois affirmé que le détenu s’était contracté musculairement, ce qui, selon lui, avait déclenché une intervention spontanée de sa part.
[47] Lorsqu’on lui a demandé s’il avait déjà été impliqué dans un autre recours à la force, il a répondu qu’il s’agissait du seul incident de ce type depuis le début de sa carrière au SCC. Selon lui, cet événement était exceptionnel. Il a précisé qu’il s’agissait d’un recours spontané, dans un contexte où ni le temps ni les circonstances ne permettaient de se retirer pour élaborer un plan d’intervention. Il a ajouté que, dans le cadre d’un recours planifié, un tel plan est habituellement mis en place, ce qui n’était pas possible dans le présent cas, l’événement s’étant déroulé de manière imprévue. Il a ajouté ce qui suit :
Je crois encore aujourd’hui que c’est la meilleure stratégie, au moment où je dirigeais le détenu au sol, j’étais convaincu qu’il allait s’en prendre à moi. Connaissant ses antécédents, j’aurais reculé, il aurait pu cracher sur moi. Quand je l’ai mis au sol, j’étais convaincu qu’il allait s’en prendre à moi. Peut-être si j’avais négocié ça aurait marché, mais on ne sait pas. Le détenu savait que j’étais justifié de faire ce que j’ai fait. Le détenu n’obtempérait pas aux ordres. Le détenu m’a donné un monologue, ne me laissait pas parler. J’ai donné l’ordre de retourner à la douche mais le détenu fermait les points.
[48] Interrogé sur la possibilité que le détenu ait continué à proférer des menaces une fois maîtrisé au sol, le fonctionnaire a répondu que le risque de crachats demeurait constant. Il a précisé que l’utilisation d’un dispositif de type filet anti-crachat aurait pu être envisagée, mais qu’aucun filet n’avait été apporté sur les lieux au moment de l’intervention. Il a ajouté que ce risque subsiste même lors de l’évaluation médicale, et qu’en l’absence d’un mandat, l’usage d’un filet anti-crachat n’est généralement pas autorisé.
IV. Résumé de l’argumentation
A. Pour l’employeur
[49] Selon l’employeur, la lettre de suspension résume de manière adéquate les motifs conduisant à la mesure disciplinaire. Il y est reproché au fonctionnaire d’avoir adopté un comportement inapproprié, d’avoir commis des manquements aux codes en vigueur, et de ne pas avoir respecté les directives de l’employeur, notamment celles relatives au recours à la force, ainsi que les directives du commissaire.
[50] Le fait que la preuve de l’incident repose sur une vidéo sans audio, et qu’il soit impossible de répertorier les propos échangés, n’est pas considéré comme un élément pertinent dans l’analyse du cas. Selon l’employeur, cela ne constitue pas un enjeu, d’autant plus qu’aucune parole, quelle qu’elle soit, ne saurait justifier le non-respect des directives et du cadre d’intervention clairement établi. Il a souligné que le recours à la force doit demeurer une mesure de dernier ressort, et que l’agent correctionnel a la responsabilité de mettre en œuvre tous les moyens nécessaires pour éviter l’escalade.
[51] L’employeur a poursuivi son exposé en analysant les différents témoignages. Ce qui suit constitue une synthèse de son argumentation.
1. Témoignages de M. Héroux et de M. Lamontagne
[52] M. Héroux a détaillé le processus à suivre lors d’une analyse disciplinaire, qui est comme suit : est-ce que le recours à la force était justifié? Si le public avait à réviser cette vidéo, est-ce que le SCC serait à l’aise d’expliquer? M. Héroux s’est aussi basé sur les rapports. Est-ce que l’intervention était nécessaire? Est-ce ce que le fonctionnaire a un historique disciplinaire? Ensuite, il a considéré tous les facteurs aggravants et atténuants, mais aussi la réaction du fonctionnaire face à cette situation. Est-ce que le fonctionnaire comprend son comportement?
[53] Il existe un écart entre les rapports et les bandes vidéo. Lorsque le détenu se retourne, on ne peut pas voir son agressivité. On ne peut pas voir l’agent correctionnel pointer vers la douche. On ne lui a pas donné le temps d’obtempérer.
[54] M. Héroux a également mentionné que, selon lui, l’intervention n’était pas bonne. Il ne comprenait pas comment on pouvait craindre le crachat tout en utilisant l’approche qui avait été utilisée.
[55] En ce qui concerne les rapports d’observation, le fonctionnaire a avoué avoir fait le complément du rapport quand il a su qu’il allait faire l’objet d’une mesure disciplinaire. Ce rapport peut être mis en doute.
[56] Le fonctionnaire est membre de l’EIU. Les agents correctionnels de cette unité reçoivent une formation spécialisée supplémentaire et sont perçus comme des modèles de conduite au sein de l’établissement. En raison du rôle exemplaire qu’ils sont appelés à jouer, même dans l’exercice de leurs fonctions régulières, un niveau élevé de rigueur est attendu de leur part. Ainsi, le fait de contrevenir aux règles lorsqu’on appartient à l’EIU est considéré comme un facteur aggravant.
[57] M. Héroux a souligné que le fonctionnaire persistait à considérer qu’il avait agi de manière appropriée, ce qui, selon lui, est préoccupant puisqu’il semble ne pas reconnaître ses manquements. Le fonctionnaire a mentionné avoir été victime de menaces. Tout en sachant qu’un tel type d’escorte requiert normalement la présence de deux agents correctionnels, l’employeur s’interroge sur la décision du fonctionnaire de se joindre à l’escorte dans ces conditions. De plus, au moment de l’ouverture de la porte de la cellule d’isolement du détenu, le fonctionnaire ne se trouvait pas dans une position stratégique, mais s’est néanmoins interposé entre ses deux collègues pour procéder à la fouille du détenu.
[58] M. Lamontagne a présenté la liste des formations que le fonctionnaire avait suivies incluant notamment celle du MEI. Il a indiqué que le contenu du MEI avait été abordé de manière approfondie. Son témoignage vient appuyer les fondements des mesures disciplinaires prises, en ce qu’il a permis de détailler les principes enseignés aux agents correctionnels dans le cadre de leurs formations.
2. Témoignage de M. Ross
[59] M. Ross a expliqué l’analyse qu’un gestionnaire doit faire lors d’une évaluation d’un recours à la force. Il a visionné les bandes vidéo une dizaine de fois, il a révisé les rapports d’observation, il a réfléchi longuement et il a discuté avec le fonctionnaire plus d’une fois.
3. Témoignage du fonctionnaire
[60] Dans son témoignage, le fonctionnaire a semblé insister sur les antécédents du détenu. Toutefois, il n’a présenté aucun document permettant de corroborer ces affirmations. Il a été mentionné que le détenu aurait été impliqué dans plusieurs recours à la force, mais encore une fois, aucune preuve n’a été fournie pour appuyer cette affirmation.
[61] Les qualités du fonctionnaire ne sont pas remises en cause. Il occupait d’ailleurs un poste comportant des responsabilités importantes. Toutefois, il a été impliqué dans un incident impliquant un recours à la force, au cours duquel il n’a pas respecté les directives du MEI et a commis plusieurs inconduites. Son comportement est jugé inacceptable et ne peut être toléré.
[62] L’employeur a pris en compte plusieurs éléments dans son évaluation : la gravité des faits, la crédibilité du fonctionnaire, son absence de reconnaissance des torts, son absence de remords ainsi que sa déclaration selon laquelle il agirait de la même manière dans une situation similaire. Il a également été considéré que le fonctionnaire faisait partie de l’EIU.
[63] L’employeur a imposé une suspension de trois jours alors que la jurisprudence semble suggérer 20 jours. L’employeur n’avait pas d’autres choix, il a imposé une mesure disciplinaire au fonctionnaire afin de le conscientiser.
[64] Pour appuyer son allégation selon laquelle le recours à la force excessive est une inconduite grave, l’employeur a renvoyé à la décision Hicks c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2016 CRTEFP 99, aux paragraphes 71, 75 et 76. Il aussi renvoyé à d’autres décisions, y compris Shaw c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2019 CRTESPF 101, aux paragraphes 103 à 108 et 111 à 115.
[65] L’employeur a également soulevé le « code d’honneur » et m’a renvoyée à Mackie c. Conseil du Trésor (Solliciteur général du Canada – Service correctionnel), 2004 CRTFP 3, aux paragraphes 78 à 80 pour en définir le sens. Il n’a pas élaboré à ce sujet.
[66] Concernant les facteurs atténuants, la jurisprudence montre que, si on fait partie de l’EIU, cela est un facteur aggravant, et non atténuant, quand on a recours à la force inappropriée.
[67] Le fonctionnaire a insisté qu’il n’y avait pas une stratégie meilleure qu’une autre. L’employeur n’est pas d’accord. C’est là où le bât blesse. L’employeur demande au fonctionnaire de modifier ses approches.
B. Pour l’agent négociateur
[68] L’agent négociateur a structuré son argumentation en présentant d’abord un résumé factuel des événements, suivi d’arguments portant notamment sur la stratégie d’intervention en cause, l’existence de facteurs atténuants, le « code d’honneur » ainsi que le manque de remords.
1. Résumé factuel
[69] Face à une possible escalade de violence, à la suite de son analyse du MEI, le fonctionnaire a décidé d’amener le détenu au sol de façon contrôlée, maîtrisant la situation, et du fait même prévenant un possible préjudice à lui-même et à ses collègues. À la suite de cette intervention, il n’y a eu aucun débreffage sur le possible manquement avant quatre jours suivant l’intervention. Les débreffages devraient se faire immédiatement après l’intervention.
[70] À son retour des vacances, M. Ross s’est fait dire (il ne se souvenait plus qui était ce supérieur hiérarchique) de porter attention à un recours à la force. Selon eux, il y avait des manquements. Une enquête disciplinaire par M. Héroux a ensuite été menée, basée sur les vidéos sans audio.
2. « Code d’honneur » et fardeau de la preuve
[71] L’agent négociateur est revenu sur la question du « code d’honneur », soutenant que chaque partie est responsable de sa preuve. Il a contesté qu’il ne saurait être blâmé pour ne pas avoir cité les deux autres agents correctionnels qui étaient présents lors de l’incident, estimant qu’il appartenait à l’employeur de le faire s’il le jugeait pertinent. L’agent négociateur a précisé avoir offert la possibilité de faire entendre ces témoins, offre que l’employeur aurait refusée. L’agent négociateur a avancé que l’employeur aurait également pu faire témoigner le détenu impliqué, ce qu’il n’a pas fait.
3. Preuve vidéo sans son et commentaires du détenu
[72] La preuve présentée par l’employeur repose principalement sur une vidéo sans son. En l’absence du son, les séquences visuelles sont sujettes à différentes interprétations. L’employeur a tenté d’introduire en preuve des interprétations de cette vidéo par M. Héroux, M. Ross et M. Wilkie, des témoins qui n’étaient pas présents lors de l’incident. Aucun parmi eux ne peut attester du contenu verbal de l’échange ni des intentions réelles des gestes observés. De plus, aucun témoin expert n’a été appelé pour appuyer ces interprétations.
[73] Ce qui est clair, c’est qu’un échange a eu lieu entre le détenu et les agents correctionnels, suivi d’une mise au sol du détenu par le fonctionnaire. Toutefois, les propos échangés, la nature des menaces alléguées et le contexte de l’intervention demeurent sujets à diverses interprétations.
[74] L’employeur a soutenu que les propos du détenu n’étaient pas pertinents. Or, une menace verbale peut influencer de manière déterminante l’analyse du MEI par un agent correctionnel. En l’absence d’audio sur la vidéo, il est impossible de saisir le ton ou la teneur exacte des échanges.
[75] Le seul témoin oculaire et auditif disponible dans cette affaire est le fonctionnaire. En l’absence de témoignages directs des deux autres agents correctionnels présents, il faut se référer à leurs rapports écrits, lesquels décrivent tous une attitude agressive de la part du détenu.
[76] Pour appuyer ses arguments concernant la valeur des vidéos sans audio, l’agent négociateur a renvoyé notamment à King c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2011 CRTFP 45 et à Carignan c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2019 CRTESPF 86, aux paragraphes 146, 152, 153, 163, et 170 à 174.
4. Stratégie d’intervention et facteurs situationnels
[77] Selon l’agent négociateur, l’évaluation d’une stratégie d’intervention doit tenir compte de l’ensemble des facteurs situationnels. Or, une vidéo dépourvue de son ne permet pas d’apprécier pleinement ces éléments. En l’absence de son, il est impossible de reconstituer pleinement le contexte de l’intervention, notamment les échanges verbaux et le ton employé. Or, ces éléments sont essentiels à une analyse rigoureuse du recours à la force.
[78] Contrairement au fonctionnaire, qui a dû prendre une décision en quelques secondes, M. Héroux et M. Ross ont eu quatre années pour analyser la situation, revoir les vidéos, les agrandir et les examiner en détail. Malgré cela, ils ne s’entendent pas sur la stratégie qui aurait dû être utilisée, ce qui démontre la complexité de l’évaluation a posteriori et l’importance du contexte immédiat dans lequel l’agent correctionnel a agi.
[79] En effet, M. Héroux a indiqué qu’il se serait attendu à ce que le fonctionnaire recule, tandis que M. Ross estimait qu’il aurait fallu ordonner au détenu de se retourner pour le menotter. Ce dernier a d’ailleurs témoigné avoir visionné la vidéo à une dizaine de reprises afin de déterminer s’il y avait eu un manquement.
[80] Les témoins de l’employeur ont considéré que la stratégie d’intervention adoptée était inappropriée. Le fonctionnaire, pour sa part, a maintenu que sa décision était justifiée dans les circonstances. Il a rappelé que le MEI n’était pas strictement progressif. Les mesures proposées ne s’appliquaient pas nécessairement dans un ordre graduel. Un agent correctionnel doit constamment évaluer le risque et adapter sa réponse en fonction de la situation immédiate.
[81] L’agent négociateur a aussi souligné qu’il fallait tenir compte de l’imprévisibilité du détenu. Selon lui, le témoignage de M. Ross mentionnait que les détenus de l’Établissement Port-Cartier étaient les plus dangereux du Canada. Il a également mentionné que les agents correctionnels étaient constamment victimes d’agressions de détenus. Selon l’agent négociateur, le détenu avait l’intention, les moyens et la capacité de faire des agressions.
5. Absence de remords
[82] Dans la lettre disciplinaire, l’absence de remords est invoquée comme facteur aggravant. Or, il ne saurait être reproché à un fonctionnaire de ne pas reconnaître une faute quand aucune faute n’a été démontrée. L’employeur s’est appuyé sur les témoignages de trois personnes, chacune proposant une interprétation différente de la stratégie d’intervention appropriée.
[83] Le MEI ne constitue pas une science exacte applicable uniformément à toutes les situations. Il repose sur une évaluation dynamique et contextuelle. Dans ce cadre, l’absence de remords ne peut être retenue comme facteur aggravant lorsque la légitimité de l’intervention demeure sujette à interprétation.
[84] Pour appuyer ses arguments, l’agent négociateur a renvoyé à Scott c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2022 CRTESPF 104.
6. Facteurs atténuants en faveur du fonctionnaire
[85] L’employeur n’a pas tenu compte des facteurs atténuants en faveur du fonctionnaire, notamment son dossier disciplinaire vierge, son appartenance à l’EIU, sa formation étendue, son expertise, le nombre important d’interventions auxquelles il a participé, ainsi que sa connaissance approfondie du MEI. Dans un contexte où plusieurs stratégies étaient envisageables, le fonctionnaire était le mieux placé pour évaluer la situation et choisir l’intervention appropriée.
[86] Par ailleurs, selon l’agent négociateur, certaines circonstances ne relèvent pas de la responsabilité du fonctionnaire : le nombre d’agents correctionnels affectés au secteur est une décision de l’employeur; l’absence de filet anti-crachat sur le détenu ne relève pas de son autorité; son affectation dans ce secteur ne dépendait pas de lui, puisqu’il n’était ni gestionnaire ni coordonnateur.
V. Motifs
[87] Avant d’aborder l’analyse au fond du grief, il convient de revenir sur deux questions ayant fait l’objet de décisions interlocutoires: une demande de mesures de confidentialité concernant certaines pièces versées au dossier et une objection relative à un témoin expert. La première a été tranchée par une lettre de décision, tandis que la seconde a fait l’objet d’une décision rendue oralement au cours de l’audience.
A. Qualification d’un témoin à titre d’expert
[88] Au premier jour de l’audience, l’employeur a annoncé qu’il envisageait présenter M. Wilkie comme témoin expert. L’employeur a introduit en preuve un document d’analyse du recours à la force (pièce E-15) intitulé [traduction] « Examen du recours à la force FOR20193680000327-01 à l’Établissement Port-Cartier le 8 septembre 2019 impliquant le détenu [caviardé] » (« rapport du 13 juillet 2023 ». Le document n’est pas signé, il est daté du 13 juillet 2023 et indique avoir été préparé par [traduction] « Administration centrale, Opérations de sécurité ».
[89] L’employeur a fait valoir que M. Wilkie avait des formations académiques et des connaissances nécessaires pour être qualifié comme témoin expert, et qu’il avait de l’expérience en matière d’évaluation des recours à la force. Il a renvoyé aux critères qui ont été établis par la Cour suprême du Canada dans R c. Mohan, [1994] 2 S.C.R. 9 , à savoir: la pertinence, la nécessité d’aider le juge des faits, l’absence de toute règle d’exclusion et la qualification suffisante de l’expert. Il a également invoqué Coupal c. Agence canadienne d’inspection des aliments, 2021 CRTESPF 124 , aux paragraphes 48 à 57.
[90] J’ai demandé à l’employeur de fournir une copie du curriculum vitae (CV) de M. Wilkie. L’agent négociateur s’est alors opposé à ce que ce dernier soit entendu à titre de témoin expert pour deux motifs. D’une part, il a soutenu que M. Wilkie ne présentait pas les garanties d’impartialité et d’indépendance requises étant employé de l’administration centrale du SCC. D’autre part, il a contesté la pertinence de son témoignage, soulignant que M. Wilkie n’avait pas participé au processus lié au recours à la force ni à la rédaction du rapport du 13 juillet 2023 (pièce E-15). L’agent négociateur a également soulevé que la désignation de M. Wilkie comme témoin expert était intervenue de manière tardive.
[91] Pour appuyer ses arguments, l’agent négociateur a également renvoyé à Coupal, aux paragraphes 52 à 54, ainsi qu’à Barr c. Conseil du Trésor (Défense nationale), 2004 CRTFP 169, aux paragraphes 9 à 11.
1. Le cadre juridique du témoignage d’expert
[92] Les arrêts de principe concernant le témoignage d’expert sont Mohan et White Burgess Langille Inman c. Abbott and Haliburton Co., 2015 CSC 23 (« White Burgess »). Selon le cadre juridique élaboré dans ces décisions, l’admission de la preuve d’un témoin expert se déroule en deux étapes. Premièrement, la partie qui souhaite présenter un tel témoin doit établir que le témoin satisfait aux quatre critères établis dans Mohan. Deuxièmement, le décideur examine, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le rapport entre les risques et les bénéfices de l’admission d’un tel témoignage afin de conclure si les avantages l’emportent sur les inconvénients (voir White Burgess, aux paragraphes 23 et 24).
2. Absence de la qualification suffisante d’expert
[93] L’employeur a soutenu que le CV de M. Wilkie avait démontré qu’il possédait des connaissances académiques et une certaine expérience en matière d’analyse du recours à la force, acquises principalement au sein du SCC. Toutefois, même si le CV de M. Wilkie indiquait qu’il avait accumulé plus de 16 années de service auprès du SCC, il ne démontrait pas qu’il détenait une expertise en matière d’analyse du recours à la force. À la date d’audience en octobre 2024, son CV indiquait qu’il occupait le poste d’agent de projet par intérim depuis juillet 2023 et qu’il avait exercé les tâches suivantes pendant cette période :
· Examiner et analyser les incidents de recours à la force dans tous les établissements, afin de s’assurer que les incidents sont conformes à la politique.
· Souligner les lacunes dans les incidents de recours à la force en ce qui concerne la gestion de l’incident, la réponse de l’agent correctionnel, les lignes directrices des services de santé, et fournir de la rétroaction à chaque site pour combler les lacunes relevées.
· Analyser les incidents de recours à la force et préparer des commentaires documentés à l’intention des délinquants relativement aux réponses proposées aux griefs.
· Examiner le programme de formation proposé et les plans de mise en œuvre relatifs aux politiques sur le recours à la force, à la gestion des incidents et à l’équipement de sécurité, et formuler des commentaires à ce sujet.
· Préparer des notes de breffage, des présentations PowerPoint et de la documentation analytique au besoin pour les cadres supérieurs des Opérations de sécurité.
[94] Le CV de M. Wilkie indique qu’il travaille au SCC depuis 2006. Toutefois, les fonctions qu’il a occupées entre 2006 et juillet 2023 ne permettent pas de conclure qu’il était spécifiquement attitré à l’analyse d’incidents liés au recours à la force. Cette absence de lien direct avec le domaine du recours à la force soulève des préoccupations quant à la suffisance de sa qualification à titre de témoin expert dans le présent cas.
[95] De plus, M. Wilkie n’est pas l’auteur du rapport du 13 juillet 2023 (pièce E-15), présenté comme rapport d’expertise. Par ailleurs, le document se limite à résumer les rapports rédigés par les autres agents et citer les principes du MEI avant d’adopter un raisonnement selon lequel le recours à la force n’était ni nécessaire ni approprié à la situation. Or, tant le CV que le rapport d’expertise sont des éléments essentiels pour établir la compétence d’un témoin expert, en ce qu’ils démontrent son expérience pratique et sa capacité d’analyse dans le domaine concerné.
[96] Le CV de M. Wilkie ne permet pas de conclure à une expertise suffisante en matière de recours à la force. De plus, M. Wilkie n’est pas l’auteur du rapport daté du 13 juillet 2023. Par conséquent, il ne pouvait être reconnu comme témoin expert dans le cadre de la présente affaire.
[97] Toutefois, M. Wilkie a témoigné sur ses connaissances générales en matière d’examen et les principes généraux encadrant le recours à la force, mais non quant au recours à la force exercé dans ce cas. Il a déclaré que le rapport du 13 juillet 2023 lui avait été présenté après avoir été complété et qu’il ne savait pas pourquoi il n’était pas signé.
[98] Par ailleurs, selon la règle générale en droit de la preuve, il revenait à l’employeur qui voulait qualifier M. Wilkie d’expert d’en établir l’admissibilité. (White Burgess au paragraphe 48). Bien que l’employeur ait renvoyé aux critères énoncés dans Mohan, il n’a pas expliqué comment le témoignage de M. Wilkie satisfaisait à chacun de ces critères.
[99] Puisque j’ai conclu que le témoin ne possédait pas les qualifications pour être reconnu à titre de témoin expert, pour ce qui est de la « qualification suffisante », il n’était pas nécessaire de poursuivre l’analyse des autres critères d’admissibilité.
B. Ordonnances de mise sous scellés et de caviardage
[100] Avant l’audience, l’employeur a demandé une ordonnance de caviardage de l’identité des détenus afin de protéger leur identité car il existe un risque sérieux d’une atteinte à leur vie privée. La Commission a suivi la numérotation des documents par l’employeur dans une lettre de décision datée du 2 avril 2024, qui sont devenus éventuellement les pièces suivantes :
E-1 (document 1): Briefing journalier;
E-2 (document 5b): Rapport de l’agent Dinucci;
E-3 (document 8): Deuxième rapport Dinucci;
E-6 (document 5a): Rapport de l’agent (L);
E-9 (document 7): Rapport d’incident;
E-15 (document 17): Examen du recours à la force FOR20193680000327-01 à
l’Établissement Port-Cartier le 8 septembre 2019 impliquant le détenu;
E-22 (document 2): Profil du détenu;
E-23 (document 4): Rapport utilisation vidéo;
E-24 (document 9): Rapport d’utilisation de la force;
E-25 (document 5g): Rapport de l’agent (N).
[101] L’employeur a aussi demandé une ordonnance de mise sous scellés à l’égard des pièces suivantes afin d’assurer la sécurité de la communauté en milieu carcéral car les bandes vidéos pourraient permettre de voir la disposition des lieux de l’établissement:
E-5: Caméra de surveillance – C142 – Détention – Fin rangée – 2019-09-08 – 09h03;
E-7: Caméra de surveillance – C187 – Début rangée – 2019-09-08 – 09h03;
E-8: Caméscope – Offre Évaluation Médicale;
E-27: Caméra de surveillance – C187 – Début de rangée – 2019-09-08 – 09h15;
[102] Concernant la pièce E-19, qui était numérotée initialement comme étant le document numéro 21 intitulé « Modèle d’engagement et d’intervention et le processus de débreffage », l’employeur a soutenu qu’il s’agit d’un document de formation contenant de l’information qui pourrait être mal utilisée par un détenu pour contrer une future intervention d’un agent correctionnel à son égard. L’agent négociateur ne s’est pas opposé aux demandes de l’employeur.
[103] Les demandes de l’employeur ont été acceptées sur la base des critères couramment appelés les « critères Dagenais/Mentuck », qui ont été établis par la Cour suprême du Canada dans les décisions Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835 et R. c. Mentuck, 2001 CSC 76, et reformulés dans la décision Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25.
[104] Dans la lettre de décision du 2 avril 2024, j’ai conclu qu’il était dans l’intérêt public d’éviter le risque de porter atteinte à la sécurité de l’établissement, ainsi qu’à la sécurité et la vie privée de la communauté de l’établissement Port-Cartier.
[105] J’estime que l’ordonnance de caviardage et l’ordonnance de mise sous scellés de ces documents sont des exceptions justifiées au principe de transparence judiciaire.
C. Disposition sur le fond : absence de justification de la mesure disciplinaire
[106] Le fardeau de la preuve incombait à l’employeur, lequel devait démontrer, selon la prépondérance des probabilités, que les inconduites reprochées étaient fondées. La preuve doit toujours être suffisamment claire et convaincante (voir, par exemple, F.H. c. McDougall, [2008] 3 R.C.S. 41, 2008 CSC 53). Or, l’employeur ne s’est pas acquitté de ce fardeau. En l’absence de preuve suffisante et convaincante, la mesure disciplinaire imposée ne saurait être justifiée.
[107] Il est bien établi en jurisprudence que l’évaluation d’une mesure disciplinaire s’effectue à l’aide du critère généralement connu sous le nom « critère Wm. Scott » (voir Wm. Scott & Company Ltd. v. Canadian Food and Allied Workers Union, Local P-162, [1977] 1 Can LRBR 1, au par. 13 et Basra c. Canada (Procureur général), 2010 CAF 24).
[108] Ce critère comporte trois volets successifs :
1. Y a-t-il eu une inconduite de la part du fonctionnaire qui justifie l’imposition d’une mesure disciplinaire?
2. Le cas échéant, la mesure disciplinaire que l’employeur a imposée était-elle une sanction excessive dans les circonstances?
3. Si la sanction s’avère excessive, quelle autre mesure disciplinaire serait juste et équitable, compte tenu de l’ensemble des circonstances?
[109] La première question est à savoir s’il y a eu inconduite de la part du fonctionnaire qui justifie l’imposition d’une mesure disciplinaire. La preuve présentée n’est pas claire et convaincante. Elle repose principalement sur une vidéo sans son, des rapports d’observation ainsi que des témoignages concernant les motifs énoncés dans la lettre disciplinaires. Je vais examiner chacun de ces éléments séparément.
1. La preuve vidéo et les rapports d’observation
[110] Puisque la vidéo a été placée sous scellés afin de préserver la confidentialité des lieux, ce résumé des interactions impliquant le recours à la force vise à permettre une compréhension de l’incident, sans révéler la configuration des lieux.
[111] La preuve vidéo (sans son) montre une intervention lors de l’escorte d’un détenu à la douche, impliquant trois agents correctionnels, dont le fonctionnaire. La séquence montre un détenu qui sort de sa cellule d’isolement, adopte une posture coopérative, lève les mains contre le mur en vue d’une fouille. Un agent, identifié comme le fonctionnaire, procède à une fouille rapide par palpation.
[112] Le détenu qui semble avancer se retourne ensuite vers le fonctionnaire. Les deux se retrouvent face à face. Bien que la vidéo n’ait pas de son, les gestes corporels suggèrent un échange verbal. Le fonctionnaire projette alors le détenu au sol; il chute sur le dos. Les deux autres agents interviennent pour le maîtriser au sol.
[113] L ’absence du son dans le vidéo nuit à la clarté de cette preuve et en limite la valeur probante. En l’absence du son, il est impossible de saisir les échanges verbaux, les intentions ou le contexte précis de l’incident. Cette lacune rend la vidéo difficile à interpréter de manière fiable et ne permet pas d’établir les faits de façon convaincante. Or, les témoignages liés à l’incident sont principalement des lectures subjectives de cette vidéo. Bien que les deux autres agents qui participaient à l’intervention aient fourni des rapports d’observation, ils n’ont pas été appelés à témoigner, ce qui affaiblit davantage la solidité de la preuve de l’employeur par cette vidéo.
[114] Avant que le fonctionnaire remette son rapport, les deux agents correctionnels ont décrit la scène dans des rapports d’observation officiels qui sont contresignés par un surveillant. Ces rapports corroborent la version du fonctionnaire, ils décrivent tous une attitude agressive de la part du détenu. Lors de son témoignage, M. Ross a indiqué qu’il ne les avait pas rencontrés pour recueillir leurs versions des faits. Le témoignage de ces agents correctionnels aurait pu apporter un éclairage utile sur les événements et permettre un contre-interrogatoire. En l’absence de leurs témoignages, j’ai considéré les rapports signés par ces agents correctionnels, également reconnus comme agents de la paix, comme authentiques. Il importe de souligner que le seul témoin ayant directement vécu l’incident est le fonctionnaire. Son témoignage m’est apparu crédible, cohérent et non contredit par les autres éléments de preuve présentés.
[115] Les faits dans le présent cas, sont comparables à ceux décrits dans l’affaire King c. Administrateur général (Service correctionnel du Canada), 2014 CRTFP 84. Dans cette affaire, le fonctionnaire s’estimant lésé avait été également suspendu pour recours à la force. La preuve de l’employeur constituait en une vidéo sans son. Aux paragraphes 103 et 104 de la décision, la Commission a conclu que la séquence de la vidéo de surveillance sans audio était peu fiable car elle pouvait faire l’objet de différentes interprétations, selon la personne qui la visionne. Je souscris à cette conclusion.
2. Les motifs invoqués dans la lettre disciplinaire n’ont pas été démontrés.
[116] La lettre disciplinaire indique que le fonctionnaire a été sanctionné au motif qu’il n’avait pas respecté des directives et règles de conduite, y compris la DC 567 Gestion des incidents, la DC 567-1 - Recours à la force, le Code de valeurs et d’éthique du secteur public, ainsi que la DC 060: Code de discipline. La lettre énumère également les facteurs aggravants et atténuants qui ont été considérés, notamment la nature et la gravité de l’inconduite, la non‑reconnaissance des manquements, l’absence de remords, la crédibilité, le fait de faire partie de l’EIU, l’absence de dossier disciplinaire, ainsi que la mission du SCC. Non seulement ces violations n’ont pas été démontrées, mais l’employeur n’a pas non plus établi de lien clair entre les infractions alléguées et les règles ou directives invoquées.
[117] La lettre disciplinaire énonce certains principes et règles qui auraient été enfreints, mais ne précise pas en quoi consistaient concrètement les violations alléguées. Ce sont plutôt les témoignages et les rapports d’analyse qui décrivent les faits reprochés au fonctionnaire, principalement basés sur son intervention lors de l’escorte du détenu et l’application du MEI. Cependant, comme déjà indiqué, ces témoignages reposent essentiellement sur l’interprétation d’une vidéo sans son.
[118] M. Ross, qui a fait l’analyse du recours à la force, a témoigné avoir visionné la vidéo une dizaine de fois avant de conclure qu’une mesure disciplinaire était justifiée. Il a indiqué avoir longuement réfléchi et discuté à plusieurs reprises avec le fonctionnaire. Il a qualifié le cas de “subtil”. Ainsi, l’argument de l’agent négociateur souligne à juste titre que, le fonctionnaire a dû prendre une décision en quelques secondes, alors que M. Héroux et M. Ross ont eu quatre années pour analyser la situation, revoir les vidéos et les examiner en détail. Malgré cela, ils n’ont pas abouti à une vision unanime sur la stratégie qui aurait dû être adoptée. Cela démontre non seulement la complexité de l’évaluation à posteriori, mais aussi l’importance du contexte immédiat dans lequel le fonctionnaire a agi.
[119] La décision d’imposer une mesure disciplinaire aurait dû être basée sur une évaluation objective et complète des faits. Il est difficile de juger le comportement du fonctionnaire lors de l’incident sans disposer d’un portrait global, lequel pouvait inclure, entre autres, les propos provocateurs allégués du détenu et/ou les témoignages oculaires des agents qui étaient sur place.
[120] Par ailleurs, MM. Ross et Héroux reprochent au fonctionnaire de ne pas avoir donné le temps au détenu de collaborer avant d’intervenir physiquement. Or, sans savoir complètement ce qui se passait à ce moment à cause du manque du son dans le vidéo, il semble que le jugement sur la vitesse de l’intervention est inadéquat.
[121] Ces témoins ont aussi reproché au fonctionnaire de ne pas avoir pris certaines mesures, notamment de ne pas avoir fait poser un masque anti-crachat au détenu. Toutefois, il a été établi par témoignage que cette décision ne relevait pas du fonctionnaire.
[122] L’employeur a fait valoir que les agents correctionnels membres de l’EIU sont perçus comme des modèles de conduite au sein de l’établissement. En raison du rôle exemplaire qu’ils sont appelés à jouer, y compris dans l’exercice de leurs fonctions régulières, un niveau élevé de rigueur est attendu de leur part. Il reproche au fonctionnaire d’avoir été impliqué dans un incident ayant nécessité un recours à la force, au cours duquel il aurait contrevenu aux directives du MEI, constituant ainsi une inconduite. Selon l’employeur, « là où le bât blesse » est dans le refus du fonctionnaire de reconnaître les attentes de l’employeur et d’ajuster ses pratiques en conséquence. Toutefois, il convient de souligner que le fonctionnaire n’a pas été sanctionné pour insubordination.
[123] L’employeur a sanctionné le fonctionnaire parce qu’il n’aurait pas respecté les directives du MEI. Le fonctionnaire a expliqué que les stratégies d’intervention n’étaient pas intégrées de manière prescriptive dans le MEI. Selon lui, ce modèle constitue un cadre général d’analyse, et non un protocole dictant des interventions précises. Cette interprétation a été confirmée par les témoins de l’employeur, qui ont tous reconnu que le MEI exige une évaluation continue et contextuelle de la situation.
[124] M. Lamontagne a témoigné que l’évaluation du niveau de risque repose sur une interprétation subjective. Selon son témoignage, une même situation peut être perçue comme modérée par un agent correctionnel, tandis qu’un autre agent correctionnel pourrait la considérer comme présentant un risque élevé.
[125] Tous les témoins ont convenu que l’incident s’était déroulé de manière rapide. Comme déjà mentionné, M. Ross a indiqué avoir dû visionner la vidéo à une dizaine de reprises avant de se forger une opinion sur le recours à la force. Or, une preuve claire, évidente et convaincante ne devrait pas nécessiter une telle répétition pour être comprise. Ce besoin de révisions multiples témoigne plutôt d’une ambiguïté dans l’interprétation des faits.
[126] Il convient de souligner qu’aucune expertise n’a été produite afin d’évaluer la force qui aurait été nécessaire ou de déterminer si l’intervention du fonctionnaire était excessive. Or, l’appréciation du recours à la force implique des considérations techniques qui exigent des connaissances spécialisées. En l’absence d’un avis d’expert, le fondement de la mesure disciplinaire repose uniquement sur des interprétations subjectives, ce qui affaiblit considérablement la solidité et la valeur probante de la preuve.
[127] Tous les témoins conviennent que les agents correctionnels dans cet établissement à sécurité maximale sont régulièrement exposés à des situations de violence et d’agressions. Ils exercent un travail parfois dangereux, qui les oblige à réagir rapidement à des situations urgentes, évolutives et souvent imprévisibles.
[128] Par ailleurs, il est particulièrement préoccupant que le processus disciplinaire ait été fait avant que l’analyse du recours à la force soit complétée. Une telle séquence remet en question la rigueur du processus disciplinaire, qui devrait reposer sur une évaluation complète, objective et préalable des faits. Le rapport du 13 juillet 2023 sous la pièce E-15 indique que l’analyse a été faite environ quatre ans après l’incident du 8 septembre 2019. M. Ross a procédé à une évaluation du recours à la force. La preuve a révélé que ce processus d’évaluation n’a pas été finalisé dans les délais prescrits. Par ailleurs, l’employeur n’a pas précisé la date de début ni celle de la fin du processus d’évaluation.
[129] Pour l’ensemble des motifs exposés ci-dessus, je ne peux pas conclure que les faits reprochés au fonctionnaire ont été établis pour démontrer une inconduite, selon la prépondérance des probabilités, qui justifierait l’imposition d’une mesure disciplinaire. Il appartenait à l’employeur de démontrer l’inconduite alléguée au moyen d’une preuve claire et convaincante. Or, aucun élément de preuve suffisamment direct et fiable n’a été présenté.
[130] En l’absence de preuve pour démontrer l’inconduite reprochée, l’analyse des autres critères énoncés dans Wm. Scott devient sans objet.
[131] Dans son grief, le fonctionnaire a demandé plusieurs mesures correctives notamment une indemnisation pour les préjudices moraux causés par le caractère abusif et les délais excessifs du processus disciplinaire. Le seul fait d’alléguer l’existence de préjudices ne suffit pas à justifier une demande d’indemnisation. Il revenait au fonctionnaire de démontrer l’existence des préjudices invoqués ainsi que leur lien avec les indemnités réclamées. Or, aucune preuve n’a été présentée à cet égard. En conséquence, la demande est rejetée.
[132] La Commission rend l’ordonnance qui suit :
(L’ordonnance apparaît à la page suivante)
VI. Ordonnance
[133] Le grief est accueilli.
[134] Le fonctionnaire aura droit à son salaire et aux avantages sociaux au taux en vigueur au moment de la suspension.
[135] Le fonctionnaire aura droit à des intérêts à compter de la date de la suspension jusqu’à la date à laquelle le paiement est versé, calculés au taux annuel en fonction du taux de la Banque du Canada – série mensuelle.
[136] J’ordonne de retirer tous les documents liés à la suspension de tout dossier du fonctionnaire.
[137] Je demeurerai saisi de l’affaire pour une période de 90 jours si les parties éprouvent des difficultés à mettre la présente ordonnance en œuvre.
Le 15 octobre 2025.
Goretti Fukamusenge,
une formation de la Commission des
relations de travail et de l’emploi
dans le secteur public fédéral