Décisions de la CRTESPF

Informations sur la décision

Résumé :

La plaignante est née sourde, et sa langue maternelle est la langue des signes américaine (ASL). Elle a présenté une plainte visée à l’article 190 de la Loi, alléguant que la défenderesse avait commis une pratique déloyale de travail au sens de l’article 187. Elle a allégué que ses actions, inactions et décisions relatives à son grief sur les mesures d’adaptation en milieu de travail étaient arbitraires, discriminatoires et injustifiées. La Commission était d’accord. Elle a conclu que la défenderesse avait agi de mauvaise foi et de façon arbitraire lorsqu’elle a retiré son représentant du rôle de délégué syndical et du dossier de la plaignante et qu’elle avait agi de mauvaise foi et de façon arbitraire lorsqu’elle avait renvoyé le grief de la plaignante en suspens au deuxième palier de la procédure interne de règlement des griefs. La Commission a également conclu que ces actions constituaient de la discrimination en raison des répercussions négatives sur la plaignante et que sa déficience était un facteur dans les actions de la défenderesse. La Commission a reconnu que la plaignante avait subi une humiliation et une indignité qui avaient porté atteinte à son intégrité et à son estime de soi en raison de la violation de la part de la défenderesse. En vertu de l’article 192 de la Loi, la Commission a accordé 30 000 $ en dommages généraux pour préjudice moral et 10 000 $ en dommages punitifs.

Plainte accueillie.

Contenu de la décision

Date: 20251006

Dossier: 561-34-00842

 

Référence: 2025 CRTESPF 133

 

Loi sur la Commission des

relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral et

Loi sur les relations de travail

dans le secteur public fédéral

Armoiries

Devant une formation de la

Commission des relations

de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

ENTRE

 

A.B.

plaignante

 

et

 

Alliance de la Fonction publique du Canada

 

défenderesse

Répertorié

A.B. c. Alliance de la Fonction publique du Canada

Affaire concernant une plainte visée à l’article 190 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral

Devant : Caroline E. Engmann, une formation de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral

Pour la plaignante : Gina Paris, représentante

Pour la défenderesse : Abudi Awaysheh, Alliance de la Fonction publique du Canada

Affaire entendue par vidéoconférence

du 8 au 10 mars, du 17 au 19 octobre et du 25 au 28 octobre 2022.

(Traduction de la CRTESPF)


MOTIFS DE DÉCISION

(TRADUCTION DE LA CRTESPF)

I. Aperçu

[1] A.B. (la « plaignante ») a présenté une plainte auprès de la Commission des relations de travail et de l’emploi dans le secteur public fédéral (la « Commission ») dans laquelle elle soutient que l’Alliance de la Fonction publique du Canada et son élément, le Syndicat des employé - e - s de l’impôt (la « défenderesse » ou l’« agent négociateur »), ont manqué à leur devoir de représentation équitable (DRE), ce qui contrevient à l’article 187 de la Loi sur les relations de travail dans le secteur public fédéral (L.C. 2003, ch. 22, art. 2; la « Loi »).

[2] Toute mention de la « Commission » dans la présente décision désigne la formation actuelle de la Commission et tous ses prédécesseurs.

[3] Le travail est reconnu comme l’un des aspects fondamentaux de la vie d’une personne, non seulement en tant que moyen de subvenir à ses besoins financiers, mais également en tant que facteur déterminant de l’estime de soi d’un membre actif de la société. Je souscris entièrement à l’opinion dissidente du juge en chef Dickson dans l’affaire Renvoi relatif à la Public Service Employee Relations Act (Alb.), 1987 CanLII 88 (CSC) (« Renvoi relatif à l’Alberta »), qui contient le passage suivant :

[…]

91. […] L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien‑être sur le plan émotionnel. C’est pourquoi, les conditions dans lesquelles une personne travaille sont très importantes pour ce qui est de façonner l’ensemble des aspects psychologiques, émotionnels et physiques de sa dignité et du respect qu’elle a d’elle‑même […]

[…]

 

[4] À mon avis, la déclaration précédente s’applique à tous les employés, quels que soient leurs besoins en matière de mesures d’adaptation.

[5] A.B. est née sourde. Sa langue maternelle est la langue des signes américaine (ASL). Il est admis que la surdité constitue une déficience nécessitant des mesures d’adaptation en milieu de travail. Il est également reconnu que sa déficience est permanente. La plaignante est employée par l’Agence du revenu du Canada (ARC ou l’« employeur ») et ses prédécesseurs depuis 1993. Les événements qui ont donné lieu à la plainte montrent que certaines idées reçues non exprimées à propos des personnes sourdes peuvent influer sur la compréhension de leurs besoins en matière d’adaptation en milieu de travail et compromettre leur dignité, leur estime de soi et leur bien-être émotionnel. C’est ce qui est arrivé à A.B. Les actes et les omissions de la défenderesse ont contribué à la situation.

[6] L’un des principaux objectifs des mesures d’adaptation destinées aux employés handicapés en milieu de travail est de créer des conditions de travail qui favorisent leur épanouissement personnel et renforcent leur dignité et leur estime de soi, tout en permettant à l’employeur de réaliser ses objectifs légitimes.

[7] La recherche de mesures d’adaptation n’est pas à sens unique; dans un contexte d’emploi syndiqué, il s’agit d’un effort tripartite réunissant l’employeur, l’agent négociateur et l’employé. Si l’agent négociateur néglige son rôle dans le processus d’adaptation, il pourrait en résulter une plainte pour manquement au DRE. La plainte porte essentiellement sur les actes et les omissions de la défenderesse dans le processus de prise de mesures d’adaptation, en particulier en ce qui a trait au traitement du grief déposé par la plaignante contre l’employeur au motif qu’il aurait omis de lui fournir des mesures d’adaptation raisonnables en temps opportun.

II. Résumé de la plainte et conclusions

[8] Les deux parties ont présenté un grand nombre de documents. J’ai examiné attentivement l’ensemble du dossier, mais j’ai limité mon exposé des faits pertinents à la période de 90 jours précédant la date à laquelle la plainte a été déposée, soit le 18 mai 2017. Toutefois, j’estime que l’exposé des événements et des faits, dont la plupart n’ont pas été contestés, permet de comprendre le contexte historique complet de la plainte et la décision rendue par la Commission à son sujet.

[9] En août 2016, Gina Paris est devenue déléguée syndicale dans le but précis de représenter A.B. et de l’aider à résoudre les difficultés qu’elle éprouvait en milieu de travail pour avoir accès à des mesures d’adaptation. Mme Paris avait déjà travaillé avec elle par le passé et avait été en mesure de l’aider à résoudre un grief antérieur lié à des mesures visant à adapter le flux ou la charge de travail d’A.B. à sa déficience (les termes « charge de travail » et « flux de travail » sont utilisés de manière interchangeable dans la présente décision).

[10] Le règlement du grief antérieur a permis à A.B. de connaître une période d’emploi relativement stable, et ce, jusqu’à ce que l’employeur mette fin à ce flux de travail et la place dans une autre équipe comportant un autre flux de travail.

[11] Les problèmes liés aux mesures d’adaptation ont recommencé lorsque l’employeur a affecté la plaignante à un flux de travail dont le niveau était inférieur à celui de son poste d’attache. L’employeur a envisagé plusieurs solutions pour combler les besoins d’A.B. liés à sa déficience, mais semblait privilégier la rétrogradation, à commencer par la gestion plus stricte de son rendement. Cette situation lui causait un stress considérable. C’est à ce moment-là que Mme Paris a commencé à lui venir en aide.

[12] Mme Paris a aussitôt déposé un grief au nom de la plaignante. L’employeur l’a rejeté au premier palier du processus interne de règlement des griefs. Mme Paris a transmis le grief au deuxième palier en décembre 2016 et l’a mis en suspens jusqu’en février 2017, date à laquelle elle a demandé à l’employeur de le retirer de la liste des griefs en suspens et de planifier une audience au deuxième palier.

[13] Les dirigeantes de la section locale n’étaient pas d’accord avec Mme Paris et sont donc intervenues. Elles ont pris deux mesures. En premier lieu, elles ont demandé à l’employeur de maintenir la suspension du grief jusqu’à ce que l’une d’elles (la présidente ou la déléguée syndicale en chef) en demande la levée. En second lieu, elles ont démis Mme Paris de ses fonctions de déléguée syndicale et ont transféré le dossier de la plaignante à la déléguée syndicale en chef.

[14] A.B. a commencé à s’inquiéter lorsque Mme Paris a été retirée de son dossier. Elle se préoccupait également du fait que son grief était toujours en suspens au deuxième palier. Elle a fait part de ces deux inquiétudes aux dirigeantes de la section locale du syndicat. Finalement, elle leur a fait savoir qu’elle ne croyait pas qu’elles avaient ses intérêts à cœur et qu’elles la défendraient auprès de l’employeur. Elle leur a demandé de retirer son grief, car elle préférait régler son différend avec l’employeur au moyen d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne. En outre, elle a informé l’employeur du fait que Mme Paris continuerait de la représenter pour ce qui est des mesures d’adaptation.

[15] Dans sa plainte, A.B. a fait valoir que les actes, les omissions et les décisions de la défenderesse relatives aux mesures d’adaptation dont elle avait besoin en milieu de travail étaient arbitraires, discriminatoires et injustifiées. Elle a affirmé que le retrait et le remplacement de Mme Paris comme déléguée syndicale chargée de son dossier au cours de la période en question lui avaient causé un stress important et l’avaient défavorisée en milieu de travail. La seule option dont elle disposait pour tenter de mettre fin au traitement discriminatoire de l’employeur consistait à retirer son grief et à exercer d’autres recours sans le soutien de la défenderesse. En l’absence de ce soutien, l’employeur l’a de nouveau mutée à un poste de niveau inférieur au sein d’une autre équipe, ce qui a aggravé sa situation.

[16] Selon la preuve, je conclus que la défenderesse a manqué à son DRE. La décision de démettre Mme Paris de ses fonctions de déléguée syndicale chargée d’aider la plaignante dans le cadre du processus de prise de mesures d’adaptation a été prise de manière arbitraire et de mauvaise foi. La défenderesse n’a pas su remplir le rôle qui lui incombait dans la recherche de mesures d’adaptation raisonnables pour la plaignante, en temps opportun. La défenderesse avait expressément fait appel à Mme Paris parce que celle-ci possédait une expertise dans le domaine de la culture des personnes sourdes et qu’elle avait réussi, par le passé, à s’y retrouver dans les processus de l’employeur en vue d’obtenir des mesures d’adaptation raisonnables pour A.B. En outre, la destitution de Mme Paris constituait un acte discriminatoire du fait de ses répercussions négatives sur la sécurité et le bien-être généraux d’A.B. au travail. Il en a découlé une lacune dans la mise en place de mesures d’adaptation raisonnables pour A.B., puisque la personne qui a remplacé Mme Paris ne comprenait pas la culture des personnes sourdes et n’avait jamais aidé A.B. à obtenir de mesures d’adaptation.

[17] La défenderesse a également commis un acte discriminatoire en insistant sur la mise en suspens du grief de la plaignante au deuxième palier du processus interne de règlement des griefs. Il était déraisonnable d’appliquer sa règle de mise en suspens au deuxième palier à la situation d’A.B. lors de la période pertinente. La défenderesse n’a pas tenu compte de la situation réelle et ne s’est pas montrée suffisamment convaincante dans ses échanges avec l’employeur au nom d’A.B.

[18] La défenderesse aurait pu prévenir ce manquement en se dotant des ressources adéquates, telles que des représentants compétents et bien formés pour soutenir les membres de l’unité de négociation, dont la plaignante, qui traitent avec l’employeur dans le cadre du processus de prise de mesures d’adaptation. Ce manquement est d’autant plus grave que la défenderesse disposait d’une ressource compétente en la personne de Mme Paris, ressource qu’elle a délibérément choisi de ne pas utiliser.

[19] Jamais le soutien efficace et significatif des employés en milieu de travail n’est plus important que lors d’une période d’incertitude causée par des changements, tels que les exercices de réaménagement de l’effectif. Au cours d’une telle période, les membres les plus vulnérables de l’unité de négociation ont besoin de l’aide de leur agent négociateur. La défenderesse a manqué à ses obligations envers la plaignante à cet égard.

[20] Je conclus qu’il est nécessaire, dans les circonstances, d’accorder des dommages-intérêts généraux. La plaignante a réclamé des dommages-intérêts punitifs et le remboursement de ses cotisations syndicales. J’estime qu’elle a établi des motifs justifiant l’octroi de dommages-intérêts punitifs. En persistant à maintenir le grief de la plaignante en suspens et en destituant sa déléguée syndicale au moment où elle était le plus vulnérable, la défenderesse a fait preuve d’une insensibilité flagrante. Je ne juge pas nécessaire, dans les circonstances, d’ordonner le remboursement des cotisations syndicales que la plaignante a versées pendant la période en question. La plaignante a également demandé le remboursement de la valeur des congés de maladie qu’elle a pris en raison du stress qu’elle a subi. Je rejette cette demande, qui n’est ni nécessaire ni appropriée dans les circonstances.

A. Décisions préliminaires

[21] La défenderesse a demandé l’anonymisation du nom de la plaignante. Celle-ci ne s’est pas opposée à la demande, à laquelle j’accède. La Commission est assujettie au principe de la publicité des débats judiciaires. Sa Politique sur la transparence et la protection de la vie privée est affichée sur son site Web. J’ai examiné cette demande à la lumière du critère à trois volets énoncé dans l’arrêt Sherman (Succession) c. Donovan, 2021 CSC 25 (« Sherman (Succession) »).

[22] Il existe une forte présomption en faveur du principe de la publicité des débats judiciaires. La partie qui demande une exception à ce principe doit démontrer que 1) le principe pose un risque sérieux pour un intérêt public important; 2) une ordonnance de confidentialité est nécessaire pour écarter ce risque sérieux pour l’intérêt mis en évidence, car d’autres mesures raisonnables ne permettront pas d’écarter ce risque; et 3) du point de vue de la proportionnalité, les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs (voir Sherman (Succession), au par. 32).

[23] La Cour suprême du Canada a reconnu que la protection des gens contre la menace à leur dignité est un intérêt public important aux fins du critère énoncé dans l’arrêt Sherman (Succession). Une menace à leur dignité survient lors de la diffusion de renseignements révélant des aspects fondamentaux de leur vie privée dans le cadre de procédures judiciaires publiques (voir Sherman (Succession), au par. 73).

[24] La défenderesse a expliqué que la publication du nom de la plaignante l’exposerait à un traitement défavorable en milieu de travail. À la lumière des faits de la présente affaire, ce risque n’est pas hypothétique. De plus, compte tenu de la nature de la déficience de la plaignante, la publication de son nom dans la décision poserait une menace sérieuse pour sa vie privée et sa dignité. Il n’existe aucune autre mesure raisonnable pour prévenir ce risque. J’estime que les avantages de l’anonymisation du nom de la plaignante l’emportent sur les effets négatifs découlant de la limitation du principe de la publicité des débats judiciaires.

[25] Dans la présente décision, elle est désignée par « A.B. » ou la « plaignante ».

[26] La défenderesse a soulevé une objection concernant le respect des délais, mais l’a retirée au début de l’audience.

[27] La Commission a statué que les documents antérieurs au 17 février 2017 seraient admis pour autant qu’ils fournissent des renseignements contextuels essentiels à la plainte.

[28] La défenderesse a demandé la production d’une convention de règlement entre la plaignante et l’employeur relative à la plainte pour atteinte aux droits de la personne. La Commission a rejeté cette demande pour deux raisons. Premièrement, les règlements sont négociés sous toutes réserves et constituent des documents confidentiels. Même si les parties consentent à leur divulgation, la Commission conserve son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’ordonner. Deuxièmement, à la lumière des observations des parties, il est évident que le règlement n’est pas pertinent en ce qui concerne les questions à trancher dans le cadre de la plainte.

III. Résumé de la preuve

[29] J’ai entendu les témoignages détaillés des deux parties. J’ai également examiné les nombreux éléments de preuve documentaires qu’elles ont présentés. Il est utile de relater certains renseignements qui ne relèvent pas du délai de 90 jours applicable à la plainte, afin de bien replacer les faits dans leur contexte historique.

A. Preuve historique et contextuelle

[30] Aux fins de mon analyse, il convient de présenter les éléments de preuve relatifs à la connaissance qu’avaient la défenderesse et l’employeur des besoins en matière d’adaptation de la plaignante. Ce faisant, je garde à l’esprit que le comportement de l’employeur n’est pas en cause dans la plainte pour manquement au DRE. Il est toutefois nécessaire, pour bien comprendre la plainte, d’examiner en détail les événements survenus en milieu de travail concernant les mesures d’adaptation de la plaignante et la complicité implicite et explicite de la défenderesse dans ces événements qui ont mené au dépôt de la plainte.

[31] En 2010, l’employeur a envoyé la plaignante passer une évaluation de l’aptitude au travail en vue de déterminer si elle était atteinte d’un trouble d’apprentissage qui l’empêcherait d’exercer pleinement ses fonctions. Les résultats ont confirmé l’absence de trouble d’apprentissage. Dans le rapport, il était recommandé à l’employeur de consulter un service de conseil spécialisé pour les travailleurs sourds afin de discuter de l’utilisation des technologies d’adaptation appropriées.

[32] Le 18 avril 2011, la plaignante a déposé un grief dans lequel elle soutenait que l’employeur n’avait pas pris de mesures d’adaptation relatives à sa déficience et qu’elle avait de ce fait été traitée de manière injuste. Elle a demandé, en guise de redressement, à obtenir des mesures d’adaptation à son poste d’attache et à être indemnisée intégralement.

[33] Le Western Institute for the Deaf and Hard of Hearing (WIDHH), un organisme sans but lucratif qui fait la promotion de l’accessibilité des communications et du soutien aux personnes sourdes et malentendantes, a réalisé une évaluation pour l’employeur en 2011. Le 24 août 2011, au cours d’une réunion avec l’employeur et la défenderesse pour présenter son rapport, l’évaluateur du WIDHH a informé les participants qu’il était [traduction] « normal que les personnes sourdes aient des difficultés avec la communication écrite, étant donné que l’ASL ne comprend pas de mots tels que “le” ou “et” ». Il a ajouté qu’il s’agissait d’un problème courant.

[34] L’évaluateur a également expliqué que le niveau de lecture de la plupart des personnes sourdes correspondait à celui d’un élève de sixième ou septième année, et qu’elles n’atteignaient que rarement le niveau de la douzième année. L’évaluateur a suggéré que quelqu’un relise les messages de la plaignante et a également indiqué qu’il était assez courant pour un employé sourd d’avoir un mentor. En outre, la mise à la disposition de la plaignante d’un modèle et d’un code pourrait faciliter les choses.

[35] Le WIDHH a formulé d’autres recommandations de mesures d’adaptation, dont le recours à un visiophone, la formation à l’utilisation d’un outil de vérification grammaticale pour la rédaction de lettres et de courriels et une formation de sensibilisation à l’intention de la direction et des membres de l’équipe.

[36] A.B. a expliqué à la réunion qu’elle avait du mal à comprendre les instructions écrites, car elles étaient rédigées en anglais.

[37] Le rapport de gestion du rendement de Mme Paris pour 2011 décrit l’aide qu’elle a apportée à la plaignante pour lui permettre de réintégrer son lieu de travail après une longue absence et mettre en œuvre les mesures d’adaptation dont elle avait besoin. Voici un extrait de ce rapport :

[Traduction]

[…]

Une employée sourde a été réintégrée à l’équipe de Gina dans des circonstances délicates. Gina a travaillé diligemment et soigneusement pour veiller à ce que cette employée soit traitée avec le plus grand respect au sein de l’équipe. L’employée se sent désormais soutenue dans son poste et est satisfaite des mesures d’adaptation mises en place […]

 

[38] Le rapport indiquait plus loin ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Gina a fait preuve d’un leadership exemplaire à de nombreuses reprises; elle a notamment géré avec brio un problème très délicat lié à des mesures d’adaptation. Elle a été informée qu’une employée malentendante devait être réintégrée à l’équipe avec respect. Cette employée avait précédemment été rétrogradée à un poste moins élevé et retirée de l’équipe pendant six mois, car elle ne répondait pas aux attentes de son poste d’attache. Gina a compris qu’elle devait lui apporter tout son soutien afin de déterminer si elle pourrait obtenir de bons résultats en utilisant d’autres méthodes de formation.

[…]

[Le passage en évidence l’est dans l’original.]

 

[39] Selon le rapport, le plan de formation que Mme Paris a élaboré et mis en œuvre pour la plaignante a permis à cette dernière de s’épanouir en milieu de travail. L’évaluation globale indiquait que, sans l’intervention de Mme Paris, la plaignante aurait continué à éprouver de difficultés au travail.

[40] En 2016, la charge de travail avait été modifiée ou, dans certains cas, supprimée, et une nouvelle direction était en place. Il ressort des documents produits que la plaignante a eu des difficultés en raison de l’évolution de sa charge de travail et de l’arrivée de la nouvelle direction, qui avait une vision différente de ses besoins en matière d’adaptation. L’employeur a donné la description suivante de la situation dans un résumé d’une réunion tenue le 20 janvier 2016 :

[Traduction]

[…]

Comme nous en avons discuté il y a environ un an lorsque nous nous sommes réunis pour examiner ce dossier, je suis très conscient du fait qu’il s’agit d’une question d’obligation de prendre des mesures d’adaptation et potentiellement d’une affaire de droits de la personne. Je tiens à me montrer équitable envers l’employée, mais aussi rigoureux en ce qui concerne notre obligation de prendre des mesures d’adaptation et notre gestion globale.

[…]

Il nous faut maintenant mettre à jour l’EAPT [évaluation de l’aptitude physique au travail] et l’évaluation cognitive, puisque celles qui figurent au dossier datent de 2011.

Ensuite, il faudrait déterminer les compétences qu’elle ne maîtrise pas et faire le lien avec la description du poste de niveau SP-04 qu’elle occupe. Nous rechercherons ensuite des descriptions de poste de niveau SP-04 […] dans la vallée du bas Fraser (y compris en dehors de Statistique Canada) qui n’exigent PAS ces compétences, par exemple la pensée analytique, la prise de décision […]. S’il n’existe aucune description de poste de niveau SP-04 ne nécessitant pas ces compétences, nous effectuerons la même recherche au niveau SP-03, et ainsi de suite jusqu’à ce que nous trouvions un emploi adapté à ses besoins. Si le poste en question est de niveau SP-02, il va falloir la rétrograder au niveau SP-02, volontairement ou involontairement.

[…]

Toutes ces démarches doivent être menées en collaboration avec le syndicat tout au long du processus.

Ma question est la suivante : compte tenu de sa déficience et de son rendement insuffisant, où se situe la frontière entre notre obligation de prendre des mesures d’adaptation et la nécessité de mettre en place un PAR [plan d’amélioration du rendement]? Il est difficile de s’y retrouver, étant donné le caractère unique et délicat de cette situation. Nous ne voulons bien sûr pas faire l’objet d’une plainte pour atteinte aux droits de la personne ni d’un grief. Nous voulons répondre aux besoins de cette employée de manière appropriée tout en répondant aux besoins opérationnels, mais nous avons des inquiétudes importantes concernant ses capacités.

[…]

 

[41] À partir du 15 février 2016, l’employeur a confié à la plaignante une charge de travail différente et l’a affectée à une ancienne équipe où elle avait connu des difficultés. A.B. a confié à Mme Paris, dans un courriel, qu’elle était [traduction] « un peu nerveuse » à l’idée de ce changement.

[42] L’employeur a commencé à surveiller de très près son rendement. Le 20 janvier 2016, le gestionnaire de la plaignante a envoyé au conseiller en relations de travail de l’employeur un courriel dont l’objet était [traduction] « Aperçu du rendement et des capacités ». Ce gestionnaire a documenté le rendement de la plaignante de septembre 2013 à janvier 2016. Il a expliqué ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Le 24 août 2011, le Western Institute for the Deaf and Hard of Hearing (WIDHH) a réalisé une évaluation en milieu de travail. Les principales constatations de cette évaluation sont les suivantes :

· [A.B.] démontre de faibles capacités de compréhension de l’anglais dans les documents écrits et d’analyse des renseignements sur les clients. En raison de ses difficultés en matière de lecture et d’écriture, elle a du mal à traiter les renseignements détaillés, ce qui donne lieu à des erreurs au cours du processus.

· Perfectionnement en anglais : le collège communautaire de Vancouver offre des cours de perfectionnement en anglais dans le cadre de son programme destiné aux personnes sourdes ou malentendantes.

Le représentant de WIDHH a mentionné lors d’une réunion que le niveau de lecture de la plupart des personnes sourdes correspondait à celui d’un élève de sixième ou septième année et qu’il était rare qu’elles atteignent le niveau de la douzième année. [A.B.] a précisé qu’elle ne comprenait pas les instructions [Remarque : les notes prises par l’employeur lors de la réunion du 24 août 2011 indiquent qu’A.B. a mentionné qu’elle ne comprenait pas les instructions parce qu’elles étaient rédigées en anglais]. En réponse, le représentant nous a conseillé d’éviter les termes complexes, de privilégier la concision et la simplicité, et de définir clairement les concepts. Il est difficile d’appliquer ces conseils en milieu de travail, car tous les manuels sont rédigés à l’administration centrale et les termes qui y figurent renvoient à des concepts précis qui nécessitent des mots particuliers qui ne peuvent être simplifiés. C’est également la raison pour laquelle [A.B.] n’arrive pas à rédiger clairement ses notes dans le bloc-notes du bureau du chemin Héron.

Compte tenu des limites susmentionnées, [A.B.] ne peut occuper un poste qui exige une communication de vive voix ou par écrit avec des clients externes. Il n’existe aucun poste de niveau SP-04 dans la région dont la description ne prévoit aucun contact avec la clientèle.

 

[43] Le WIDHH a mené une deuxième évaluation en milieu de travail pour l’employeur afin de répondre à ses préoccupations relatives au rendement et aux tâches fonctionnelles de la plaignante pour une rémunération au niveau SP-04. Ses préoccupations tenaient au fait que la plaignante n’atteignait pas les objectifs de rendement fixés pour ce niveau de poste.

[44] Le WIDHH a documenté dans son rapport les difficultés qui ont contribué aux problèmes fonctionnels et de rendement de la plaignante et a souligné que les mesures d’adaptation prises par l’employeur, notamment le système de jumelage, avaient eu un effet négatif sur sa productivité. Il a observé que l’employeur ne fournissait pas de mesures d’adaptation efficaces et raisonnables qui répondaient aux attentes de la plaignante et à celles de l’employeur.

[45] L’organisme a formulé plusieurs recommandations, dont la mise en place d’outils d’accessibilité destinés à renforcer les compétences fonctionnelles de la plaignante en matière de communication, l’accès aux documents de formation en ASL pour favoriser sa compréhension et la tenue de séances de sensibilisation en milieu de travail.

[46] La conclusion du rapport était que, sans la présence d’interprètes en ASL, l’échec de la plaignante était assuré. Le rapport indiquait également ce qui suit :

[Traduction]

[…]

« La Commission de la Fonction publique du Canada, qui est responsable de la plupart des employés du gouvernement fédéral, a signalé que seul un pourcentage de 0,1 % des fonctionnaires fédéraux sont sourds. La plupart d’entre eux sont des travailleurs contractuels (temporaires) occupant des postes subalternes, comme commis aux dossiers et préposés à l’entretien. Même ceux qui occupent des postes de « col blanc » au sein du gouvernement, comme les comptables et les employés des services fiscaux, ne peuvent progresser dans leur carrière en raison du critère de « bilinguisme impératif » qui les oblige à maîtriser l’anglais et le français. Or, ce n’est pas le fait qu’il s’agisse d’un critère impératif en soi qui fait obstacle, mais plutôt le refus par la bureaucratie de reconnaître que la maîtrise de l’ASL et de la LSQ [langue des signes québécoise] satisfait à ce critère.

Les employeurs potentiels pourraient hésiter à embaucher des travailleurs sourds, présumant que la communication avec ces personnes serait « trop difficile » et que répondre à leurs besoins en milieu de travail entraînerait une charge financière trop importante. L’ignorance et le manque d’information conduisent également à ces présomptions erronées : par exemple, les employeurs ignorent souvent que le salaire des interprètes constitue une dépense d’entreprise déductible et que d’autres mesures d’adaptation (telles que les alarmes visuelles) peuvent faire l’objet de subventions dans le cadre de programmes d’encouragement fédéraux et provinciaux. » […]

[…]

 

B. Pour la plaignante

1. La plaignante

[47] A.B. est née sourde. Sa langue maternelle est l’ASL. Elle a commencé à travailler pour ce qui est aujourd’hui l’ARC en 1993 à Edmonton, en Alberta. En 1997, elle a été mutée au Centre fiscal de Surrey, en Colombie-Britannique, où elle a continué à travailler comme agente de traitement.

[48] Alors que la plaignante nécessitait l’aide d’un interprète en ASL pour communiquer, elle a seulement été jumelée à un compagnon. Pendant toute une année, elle n’a pas pu bénéficier des services d’un interprète en ASL pour les formations et les réunions. Trois compagnons se relayaient pour l’aider à comprendre les instructions et les consignes liées à son travail. Certains d’entre eux se plaignaient qu’elle posait trop de questions, ce qui occupait une grande partie de leur temps. Le système de jumelage est devenu une source de stress et de frustration, tant pour elle que pour ses compagnons. Malgré la demande de la plaignante à cet égard, les représentants de la défenderesse n’ont pas assisté aux réunions lors desquelles la direction a changé ses fonctions.

[49] L’employeur l’a mutée d’un poste à l’autre et s’est servi du processus d’évaluation du rendement pour la rétrograder de son poste de niveau SP-04 à un poste de niveau SP-02. La défenderesse n’a jamais assisté à aucune des réunions au cours desquelles la direction a tenté de la rétrograder au motif qu’elle n’avait pas atteint les objectifs de rendement fixés.

[50] Elle a demandé à bénéficier de services d’interprétation en ASL pour les formations et les réunions avec la direction, mais sans succès. L’employeur lui a plutôt fourni un téléscripteur et un Ubi Duo, qui est un appareil de communication, aucun de ces dispositifs ne répondant à ses besoins.

[51] Mme Paris l’avait aidée et avait défendu avec grande efficacité ses intérêts auprès de la direction, car elle comprenait la culture des personnes sourdes. Dans le passé, Mme Paris avait réussi à lui obtenir une charge de travail adaptée à ses restrictions.

[52] La plaignante était très contrariée que la défenderesse ait démis Mme Paris de ses fonctions de représentante. Elle ne faisait pas confiance à Heather Kenny, la nouvelle représentante qui lui avait été affectée, car Mme Kenny ne comprenait pas la culture des personnes sourdes et n’était pas en mesure de l’aider comme Mme Paris l’avait fait auparavant.

[53] Le 1er avril 2017, l’employeur a mené un exercice de réaménagement des effectifs, et l’incertitude qui y était liée l’a fait se sentir vulnérable, puisqu’elle ignorait si elle conserverait son emploi. Elle a déclaré que, contrairement à ses collègues qui avaient reçu des offres d’emploi raisonnables et connaissaient la charge de travail qui leur incomberait, elle était restée sans nouvelles de son employeur.

[54] Elle a fini par se voir confier une nouvelle charge de travail, sans toutefois bénéficier des services d’interprétation en ASL dont elle avait besoin pour suivre la formation connexe. C’était pour elle une période très frustrante, du fait qu’elle ne recevait aucun soutien de la part de la défenderesse. L’employeur ne lui a pas fourni les mesures d’adaptation qui lui auraient permis de suivre la formation nécessaire à l’exercice de ses fonctions.

[55] En contre-interrogatoire, elle a reconnu que la défenderesse l’avait aidée à conserver son salaire de niveau SP-04 lorsque l’employeur lui avait attribué des tâches de niveau SP-02. Elle a également admis que son ancien délégué syndical l’avait aidée à résoudre son précédent grief relatif à des mesures d’adaptation.

[56] La représentation de la défenderesse lui causait beaucoup de frustration, car elle refusait de lever la suspension de son grief et de le transmettre au palier suivant du processus de règlement. La défenderesse avait remplacé Mme Paris par une autre représentante qui, contrairement à Mme Paris, ne connaissait pas bien la culture des personnes sourdes. En outre, la défenderesse ne l’a malheureusement pas aidée lors de l’exercice de réaménagement des effectifs de l’employeur. La plaignante éprouvait un stress et une anxiété extrêmes et a dû prendre beaucoup de congés de maladie pendant cette période.

[57] Le 21 mars 2017, la plaignante a déposé une plainte contre son employeur auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP). Le même jour, elle a reçu une invitation à une réunion de la part de la présidente de la section locale du syndicat. Elle a remarqué que le nom de Mme Paris ne figurait pas en copie conforme de l’invitation, mais que Mme Kenny avait été invitée. Elle a demandé à savoir pourquoi Mme Paris n’était pas invitée et a déclaré qu’elle était mal à l’aise à l’idée de rencontrer la défenderesse, puisqu’elle venait de déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne et qu’elle préférait attendre de connaître le point de vue de la CCDP.

[58] Ce qui suit est l’échange de courriels entre les représentantes de la section locale du syndicat et la plaignante, qui a amené cette dernière à demander le retrait de son grief.

[59] Le 22 mars 2017, elle a reçu le courriel suivant de la présidente de la section locale du syndicat :

[Traduction]

[…]

Vous devez savoir que votre affaire de droits de la personne s’inscrit dans un cadre distinct de votre grief et de vos mesures d’adaptation. Il s’agit de trois questions distinctes. Votre plainte pour atteinte aux droits de la personne ne pourra progresser que lorsque le processus de règlement des griefs sera achevé. Nous devons discuter de la progression de votre grief, que vous avez indiqué vouloir faire cheminer au deuxième palier. Je suis d’avis que nous ne disposons pas de tous les renseignements nécessaires pour présenter votre grief au deuxième palier, mais nous pouvons tout de même le faire si votre plainte pour atteinte aux droits de la personne en dépend. Si telle est la raison qui motive votre demande, nous devons en discuter. Nous avons également besoin de savoir si vous avez retenu les services d’un avocat et de connaître vos intentions quant à la suite de la procédure de règlement des griefs.

Heather est désormais chargée de vous représenter, car Gina n’est plus déléguée syndicale.

Si la situation ne vous convient pas, j’ignore comment nous pourrons vous représenter dans le cadre de la procédure de règlement des griefs. La déléguée syndicale en chef est également responsable de la présentation des griefs au deuxième palier.

[…]

 

[60] Le 23 mars 2017, la plaignante a envoyé la réponse suivante :

[Traduction]

[…]

J’ai lu votre courriel et j’ai l’impression que vous ne pouvez pas m’aider à régler mon dossier. Je demande donc le retrait immédiat de mon grief. Je pense que la Commission des droits de la personne peut examiner à la fois la question de la discrimination et celle de l’obligation de prendre des mesures d’adaptation.

Veuillez me faire savoir si je dois signer des documents.

Il n’est pas nécessaire de nous rencontrer lundi.

[…]

 

[61] La plaignante a expliqué qu’elle doutait que Mme Kenny soit en mesure de l’aider à faire avancer son grief, en l’absence de Mme Paris, qui connaissait bien la culture des personnes sourdes et l’historique de sa situation.

2. Mme Paris

[62] Mme Paris était venue en aide à A.B. dans le passé et avait même déjà été sa chef d’équipe. De ce fait, elle savait qu’A.B. était capable d’afficher un bon rendement au travail si on lui confiait une charge de travail adaptée et si elle recevait la formation et les outils dont elle avait besoin. Étant donné qu’elle connaissait bien A.B. et qu’elle avait de l’expérience, elle est devenue déléguée syndicale en août 2016, dans le but précis de travailler avec A.B. et de l’aider dans le cadre du processus de prise de mesures d’adaptation à son égard.

[63] Mme Paris a contacté d’autres centres fiscaux afin de se renseigner sur les postes occupés par leurs employés malentendants, leur charge de travail et les mesures d’adaptation mises en place à leur intention. Elle a découvert que les employés malentendants occupaient des postes de niveau SP-01, SP-02 ou SP-03 et étaient pour la plupart des employés à durée déterminée. En d’autres termes, l’employeur les avait en pratique marginalisés en les affectant à des postes de niveau inférieur. La défenderesse en était consciente, mais n’a rien fait pour contester l’employeur sur ce point.

[64] Mme Paris savait que l’employeur avait la possibilité de confier à A.B. une charge de travail correspondant au groupe et au niveau SP-04, soit son poste d’attache, mais que son seul objectif était de se servir du processus d’évaluation du rendement pour la rétrograder à un poste de niveau SP-02.

[65] L’employeur n’a pas fourni à la plaignante de services d’interprétation en ASL pour la formation relative à la charge de travail qui lui était confiée, ce qui a grandement compliqué son apprentissage, en particulier compte tenu de ses limitations, dont l’employeur avait connaissance.

[66] L’employeur ne comprenait pas les besoins en matière d’adaptation de la plaignante. Les problèmes qu’il attribuait à ses capacités cognitives étaient en réalité une conséquence de sa surdité. Le plan d’adaptation individuel de la plaignante détaillait ses restrictions comme suit :

[Traduction]

[…]

Déficience auditive

Vocabulaire passif en anglais standard

Nécessité de répéter fréquemment les instructions ou les questions

Difficultés sur le plan du vocabulaire, de la lecture et de l’écriture (en anglais standard)

Difficultés à communiquer avec les clients

Difficultés à mémoriser des instructions écrites, ce qui nécessite la répétition fréquente des instructions ou des questions

Limitation en matière de lecture (fluidité et compréhension) et d’écriture en anglais standard

 

[67] L’employeur avait conscience du caractère permanent de la déficience de la plaignante et aurait donc dû chercher à mettre en place des mesures d’adaptation permanentes plutôt que de modifier temporairement sa charge de travail et de l’affecter à d’autres postes.

[68] Le 7 novembre 2016, Mme Paris a déposé un grief au nom de la plaignante, dans lequel elle affirmait ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Je dépose un grief au motif que mon employeur ne m’a pas fourni de mesures d’adaptation en temps opportun. Mon grief porte également sur une violation de l’article 19 de la convention collective, « Élimination de la discrimination », par l’employeur, qui a exercé de la discrimination à mon égard en raison de ma déficience.

Mesures correctives demandées […]

Que l’employeur remplisse ses obligations de prendre des mesures d’adaptation pour m’aider à effectuer mon travail. Qu’il n’y ait aucun préjudice à mon égard en raison du dépôt de ces griefs et que je sois indemnisée intégralement.

[…]

 

[69] Mme Paris a également aidé la plaignante à présenter une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information (L.R.C. (1985), ch. A-1) et de la Loi sur la protection des renseignements personnels (L.R.C. (1985), ch. P-21), communément appelée « demande d’information et de protection des renseignements personnels » (« demande d’AIPRP »).

[70] Mme Paris a présenté le grief au premier palier du processus de règlement des griefs le 29 novembre 2016. Après le rejet du grief par l’employeur le 13 décembre 2016, elle l’a transmis au deuxième palier le 14 décembre 2016 et a demandé qu’il soit mis en suspens jusqu’en février 2017.

[71] En janvier 2017, l’employeur a insisté sur la nécessité de soumettre la plaignante à des évaluations de ses capacités cognitives et de ses aptitudes indépendamment de sa déficience auditive, afin d’obtenir des renseignements précis sur ses problèmes cognitifs et de veiller à ce qu’elle soit affectée à un poste mieux adapté à ses compétences et à ce qu’elle bénéficie du soutien et des mesures d’adaptation nécessaires. La demande de l’employeur reposait sur son incompréhension fondamentale et ses stéréotypes à l’égard de la surdité, ainsi que sur sa présomption qu’A.B. souffrait d’un trouble d’apprentissage. Il disposait déjà de l’évaluation de 2011, dont la conclusion était qu’A.B. ne souffrait pas de troubles d’apprentissage.

[72] L’employeur hésitait à la maintenir dans le groupe et le niveau SP-04. Il savait que les mesures d’adaptation qu’il avait mises en place posaient problème à la plaignante et reconnaissait même qu’elles ne fonctionnaient pas, et pourtant, il était déterminé à la rétrograder ou à la licencier. Mme Paris a évoqué un échange de courriels daté du 20 mai 2014 entre le gestionnaire et le chef d’équipe de la plaignante, dont voici un extrait : [traduction] « […] en bref, il s’agit d’une solution de fortune, étant donné qu’[A.B.] ne peut pas occuper indéfiniment un poste temporaire de niveau inférieur. Cependant, cette solution devrait fonctionner pendant au moins un an (voire deux). Idéalement, SP-3 […] »

[73] En février 2017, le Bureau de la traduction de la fonction publique du Canada a organisé une séance d’information à l’intention des fonctionnaires sourds, devenus sourds ou malentendants dans le but de leur transmettre des renseignements sur ses services, d’expliquer ses services et ses procédures, de définir les droits et les obligations de ces employés et de clarifier le rôle et les responsabilités des gestionnaires quant à leur obligation de prendre des mesures d’adaptation pour les employés. La plaignante a invité son chef d’équipe à y assister, mais celui-ci a décliné l’invitation. Il aurait été utile que les représentants de l’employeur assistent à la séance afin d’acquérir une meilleure compréhension de la culture des personnes sourdes.

[74] Dans un courriel daté du 24 février 2017, Mme Paris a demandé à l’employeur de lever la suspension du grief et de planifier une audience au deuxième palier du processus de règlement des griefs.

[75] Puis, le 27 février 2017, elle a rencontré les dirigeantes de la défenderesse afin de discuter de l’audience au deuxième palier. Durant cette réunion tendue, elle a été réprimandée et priée de ne pas procéder à l’audience au deuxième palier.

[76] Suivant les instructions des dirigeantes, elle a demandé à la plaignante si elle souhaitait procéder à l’audience au deuxième palier. Elle a informé les dirigeantes dans les termes suivants :

[Traduction]

[…]

J’ai parlé avec la membre au sujet de la présentation du grief au deuxième palier, comme nous en avons discuté lors de notre réunion d’hier.

[La plaignante] m’a informée qu’elle souhaitait que la suspension du grief soit levée. Elle estime que cette situation dure depuis trop d’années et qu’il est temps d’y mettre un terme.

[…]

 

[77] Dans un courriel daté du 28 février 2017, la déléguée syndicale en chef de la défenderesse a donné la réponse suivante : [Traduction] « Même si [A.B.] souhaite aller de l’avant, je ne peux pas appuyer cette démarche, car nous ne disposons pas de tous les documents nécessaires à la présentation du grief à l’heure actuelle. »

[78] Le 2 mars 2017, la présidente de la section locale du syndicat a écrit ce qui suit à la plaignante :

[Traduction]

[…]

On m’a informée que vous souhaitiez faire passer votre grief au deuxième palier. Pour l’instant, nous ne pouvons pas vous appuyer dans cette démarche, car nous ne disposons pas de tous les renseignements dont nous avons besoin pour défendre votre dossier auprès de la direction. Une fois que nous aurons obtenu ces renseignements et que nous les aurons examinés, nous pourrons passer à l’étape suivante.

Si vous souhaitez obtenir davantage de précisions, nous pourrions nous rencontrer et faire appel à un interprète.

[…]

 

[79] Dans un courriel daté du 7 mars 2017, la présidente de la section locale du syndicat a écrit à l’employeur pour lui demander de maintenir la suspension du grief jusqu’à ce que la présidente ou la déléguée syndicale en chef de la défenderesse en demande la levée. Mme Paris a reçu une copie conforme de ce courriel.

[80] Le 10 mars 2017, Mme Paris a écrit au représentant syndical national. Elle a décrit les événements survenus et demandé des précisions sur la présentation du grief au deuxième palier. Dans son courriel, elle a expliqué le contexte entourant les obstacles auxquels A.B. s’était heurtée pour obtenir de la direction des mesures d’adaptation appropriées au fil des ans et la façon dont elle avait aidé A.B. par le passé à obtenir de telles mesures. Elle a demandé des précisions sur les trois points suivants :

1) De quels droits dispose la membre de l’unité de négociation qui souhaite que sa plainte passe au deuxième palier?

2) La défenderesse retirera-t-elle le grief si la membre s’adresse à la CCDP ou à la commission des relations du travail?

3) Peut-on présenter un grief concernant des actes discriminatoires avant la clôture du dossier relatif à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation?

 

[81] Mme Paris ne partageait pas l’avis des dirigeantes syndicales locales au sujet du traitement de la plainte d’A.B. Elle a été convoquée à une réunion au cours de laquelle les responsables l’ont réprimandée et rabaissée, et lui ont annoncé qu’elle ne pouvait plus être déléguée syndicale. Il ne lui était plus permis de représenter la plaignante.

[82] Mme Paris a discuté avec la plaignante de la marche à suivre en vue de déposer une plainte pour atteinte aux droits de la personne résultant d’actes discriminatoires.

[83] En contre-interrogatoire, Mme Paris a déclaré que, si la direction avait commis des actes discriminatoires, la défenderesse n’aurait pas dû rester les bras croisés et la laisser maltraiter la plaignante. Elle contestait la décision de la défenderesse de maintenir le grief en suspens au deuxième palier, car elle estimait qu’il y avait suffisamment de renseignements pour le faire progresser. Les renseignements attendus en réponse à la demande d’AIPRP n’étaient pas nécessaires.

[84] Mme Paris a continué d’aider la plaignante à obtenir les mesures d’adaptation dont elle avait besoin auprès de son employeur. Le WIDHH a réalisé une deuxième évaluation de la plaignante en milieu de travail. Le 11 septembre 2017, il a présenté dans un rapport ses conclusions et ses recommandations à l’employeur.

[85] Selon ce rapport, le système de jumelage n’était pas efficace, ni pour la plaignante ni pour les compagnons. Si la plaignante avait pu bénéficier de services d’interprètes en ASL tout au long de son emploi pour l’aider à comprendre les séances de formation, les modèles et le matériel pratique nécessaires à l’accomplissement de ses tâches, elle aurait pu mieux comprendre la matière. Elle aurait été plus à même de répondre aux attentes de l’employeur et d’obtenir un bon rendement. Le WIDHH concluait dans son rapport que c’est le défaut de mettre à la disposition de la plaignante des interprètes en ASL qui a été à l’origine de l’échec de cette dernière.

[86] La plaignante se sentait exclue et isolée : elle n’avait pas été présentée aux nouveaux membres de son équipe, en dépit du fait qu’elle avait autorisé son chef d’équipe à informer ses collègues de sa surdité. La conclusion du rapport était la suivante :

[Traduction]

[…]

Du point de vue de la diversité culturelle, le fait de ne pas présenter un nouveau collègue à son équipe, en particulier lorsque celui-ci est sourd et utilise l’ASL, renforce le sentiment d’« altérité ». Il empêche le collègue de nouer des relations dès son arrivée à son nouveau poste […] [A.B.] a déjà conscience de sa différence par rapport aux autres membres de l’équipe : elle emploie une langue différente et ne peut entendre les interactions entre ses collègues. Veuillez consulter les suggestions présentées dans la section des recommandations pour résoudre ce conflit culturel en milieu de travail.

[…]

 

[87] Le rapport fait état des préoccupations de l’employeur au sujet des lacunes de la plaignante en grammaire et indique qu’il s’agit d’un phénomène courant chez les personnes devenues sourdes avant leur acquisition du langage et ayant fait leurs études dans les écoles provinciales avant 1992, dont la langue maternelle est l’ASL et dont les parents sont entendants.

[88] Incidemment, Mme Paris a souligné que le WIDHH avait transmis ces mêmes renseignements à l’employeur et à la défenderesse en 2011.

[89] Dans son rapport, le WIDHH a conclu que le système de jumelage mis en place par l’employeur pour régler le problème n’avait pas fonctionné et qu’il existait des méthodes accessibles permettant aux employés sourds et malentendants de bénéficier des mêmes occasions de faire connaître leurs compétences et leurs lacunes. La mesure d’adaptation mise en œuvre par l’employeur pour remédier au problème de compétence en grammaire de la plaignante, c’est-à-dire le système de jumelage, s’est avérée inefficace et déraisonnable. Il aurait été plus efficace d’offrir des services d’interprétation en ASL à la plaignante.

C. Pour la défenderesse

[90] Mme Kenny a témoigné au nom de la défenderesse. Elle s’est d’abord jointe à la section locale en tant que chef déléguée syndicale, puis a été élue présidente en 2018. À cette époque, la section locale comptait environ 1 250 membres, ce qui en faisait l’une des plus importantes de la région. Depuis novembre 2016, Mme Kenny se consacre uniquement aux questions relevant du rôle d’agent négociateur. Elle a représenté des membres dans le cadre de plusieurs griefs, dont la plupart concernaient des mesures d’adaptation. Négociatrice chevronnée, elle a acquis une vaste expérience en matière d’aide aux personnes handicapées. Ayant elle-même une déficience, elle a besoin de mesures d’adaptation au travail.

[91] Mme Kenny a relaté son expérience concernant les mesures d’adaptation mises en place par l’employeur. Il a fallu plus de trois ans pour que ces mesures soient mises en place. L’expérience lui a montré qu’il est très difficile de faire adopter des mesures d’adaptation par l’employeur. Elle connaît de nombreux employés qui ont du mal à en obtenir. L’employeur a souvent recours au processus de gestion du rendement pour masquer sa réticence à dépenser les fonds nécessaires à la mise en place de mesures d’adaptation adéquates.

[92] Mme Kenny n’a pas personnellement représenté la plaignante en tant que déléguée syndicale, mais a pris connaissance de son dossier à la suite de discussions avec la présidente de la section locale du syndicat, Theresa Greenough, et de l’examen de la correspondance.

[93] Selon Mme Kenny, Mme Paris a été recrutée comme déléguée syndicale en août 2016 dans le but précis de travailler sur le dossier de la plaignante et de l’aider à faire avancer sa demande de mesures d’adaptation. Elle a évoqué un courriel daté du 11 août 2016, envoyé par Mme Greenough à la plaignante, qui précisait ce qui suit :

[Traduction]

[…]

Je tiens à vous informer que Gina Paris (Lodge) s’est jointe à moi au sein de votre équipe de représentation.

Elle assistera également aux réunions et vous aidera à obtenir des mesures d’adaptation.

Elle aimerait que vous déposiez une demande d’AIPRP et vous aidera à remplir le formulaire nécessaire aujourd’hui.

S’il devait y avoir une grève tournante, je ne serai pas au bureau et vous devrez communiquer avec Johann en cas d’urgence.

REMARQUE : Gina sera absente au cours des cinq prochaines semaines.

[…]

 

[94] Selon Mme Kenny, Mme Paris n’a pas respecté le protocole établi lorsqu’elle a traité le dossier de la plaignante. Elle a déposé le grief de novembre 2016 sans obtenir l’autorisation. En tant que déléguée syndicale, elle aurait dû demander l’approbation du libellé du grief à la déléguée syndicale en chef ou à la présidente de la défenderesse, ou aux deux, ce qu’elle n’a pas fait.

[95] Mme Kenny s’est également montrée critique à l’égard du libellé du grief et a déclaré qu’elle aurait plutôt déposé deux griefs : un sur l’obligation de prendre des mesures d’adaptation et un autre sur la discrimination. Interrogée sur la différence entre les griefs de 2016 et de 2011, elle a admis que le grief de 2016 était mieux rédigé que celui de 2011. Le grief de 2011 était formulé de la manière suivante :

[Traduction]

Information sur le grief […]

Je dépose un grief au motif que la direction n’a pas pris de mesures d’adaptation à l’égard de ma déficience et que j’ai été traitée injustement du fait de ma déficience.

Mesures correctives demandées […]

Que l’employeur m’offre des mesures d’adaptation dans le cadre de mon niveau actuel d’emploi. Que l’employeur me confie un rôle utile au niveau de mon poste d’attache et que je sois indemnisée intégralement.

 

[96] Mme Kenny a critiqué la présentation du grief au premier palier par Mme Paris et a affirmé que cette dernière n’avait produit aucun élément de preuve à l’appui de son grief. Mme Paris a eu tort de lever la suspension du grief au deuxième palier. Elle n’a pas suivi le protocole. Il n’y avait pas suffisamment de renseignements à présenter au deuxième palier. Mme Kenny avait été informée par une source anonyme que l’information contenue dans la documentation provenant de la demande d’AIPRP serait utile pour la défense du grief au deuxième palier. Elle estimait donc que le grief devait demeurer en suspens jusqu’à la réception de cette information.

[97] Selon elle, il valait mieux obtenir gain de cause au deuxième palier ou conclure un protocole d’entente à ce palier. Il importait que les délégués syndicaux et les dirigeants de la section locale du syndicat soient sur la même longueur d’onde, sans quoi, pour reprendre ses propres termes, l’employeur [traduction] « diviserait pour mieux régner ». Mme Paris n’était pas sur la même longueur d’onde que les dirigeantes de la section locale du syndicat.

[98] Mme Kenny a expliqué que l’employeur est tenu de prendre des mesures d’adaptation pour ses employés, et ce, tant que les mesures n’entraînent pas la faillite. L’employeur a les poches bien remplies, et pourtant, il était très difficile d’obtenir des mesures d’adaptation pour les employés qui en avaient besoin. L’employeur tenait à ce que la plaignante accomplisse toutes les tâches liées à son poste, y compris les appels téléphoniques. Il a exprimé des inquiétudes quant à son rendement. Elle savait que l’employeur voulait rétrograder la plaignante de façon permanente.

[99] La défenderesse était toujours disposée à représenter la plaignante. Il est regrettable qu’elle ait reçu de Mme Paris le mauvais conseil de retirer sa plainte. La défenderesse ne peut s’imposer à un membre de l’unité de négociation qui ne souhaite pas être représenté. La défenderesse savait que le retrait de la plainte nuirait au dossier de la plaignante. Le personnel du bureau national lui-même était au courant de la situation et a encouragé la plaignante à collaborer avec la section locale pour faire progresser son grief.

[100] Mme Kenny a fait référence à une lettre datée du 5 septembre 2017, envoyée à la plaignante par le personnel du bureau national de la défenderesse, dans laquelle celui-ci l’exhortait à collaborer avec la section locale du syndicat pour régler son grief. Selon cette lettre, il était peu probable que la CCDP traite la plainte de la plaignante après le retrait de son grief. On lui assurait que la défenderesse l’aiderait à porter son grief devant l’employeur et on l’exhortait à collaborer avec les dirigeantes de la section locale du syndicat.

[101] En contre-interrogatoire, Mme Kenny a admis qu’elle savait que le gestionnaire de l’employeur au deuxième palier se livrait à des manœuvres et à de la manipulation. Elle a également reconnu que les tests cognitifs exigés par l’employeur n’avaient rien à voir avec la prise de mesures d’adaptation relatives à la surdité d’A.B. De plus, la défenderesse était consciente du fait que la situation causait un stress considérable et grave à A.B.

[102] Mme Kenny a admis qu’il était possible de contourner le deuxième palier du processus de règlement des griefs et de passer au palier supérieur; toutefois, elle n’a pas été en mesure d’expliquer pourquoi la défenderesse ne l’avait pas fait alors qu’elle savait que la direction à ce palier se livrait à des manœuvres et à de la manipulation.

[103] Mme Kenny a déclaré dans son témoignage qu’elle craignait que la section locale du syndicat doive payer les dommages-intérêts réclamés par la plaignante dans sa plainte pour manquement au DRE et que les dirigeantes puissent en être tenues personnellement responsables.

[104] En réponse, elle a expliqué qu’il s’agissait d’une période stressante pour la section locale en raison de l’exercice de réaménagement des effectifs en cours. La plaignante avait un emploi, et la direction avait assuré à la défenderesse qu’elle mettrait en place des mesures d’adaptation pour la plaignante une fois l’évaluation cognitive terminée. Mme Kenny croyait que certains tests étaient nécessaires, mais contestait le type de tests demandés par l’employeur. L’employeur avait également reconnu que l’évaluation cognitive demandée n’avait rien à voir avec la déficience auditive de la plaignante.

[105] La plaignante n’était pas la seule employée à nécessiter des mesures d’adaptation. Comme la direction avait garanti qu’elle fournirait des mesures d’adaptation à la plaignante, la section locale était passée à d’autres dossiers urgents. La direction avait accepté de faire appel au WIDHH pour réaliser l’évaluation, ce qui avait permis à la défenderesse de bénéficier d’un répit temporaire. Les membres de l’unité de négociation de la section locale du syndicat perdaient leur emploi. Puisque la plaignante avait conservé son emploi, la défenderesse pouvait se permettre d’attendre l’information provenant de la demande d’AIPRP avant de se pencher sur le grief. Il est regrettable qu’elle ait décidé de le retirer. Par la suite, la défenderesse a cessé de représenter la plaignante dans le cadre du grief, mais a continué de la représenter lors de l’exercice de réaménagement des effectifs en cours.

IV. Résumé de l’argumentation

[106] Les deux parties ont présenté à la Commission un résumé de leur argumentation respective, qui figure au dossier. La plaignante a également présenté un mémoire sur la question de la réparation et des dommages-intérêts, qui est également versé au dossier.

A. Pour la plaignante

[107] La plaignante s’est appuyée sur l’affaire Guilde de la marine marchande du Canada c. Gagnon, 1984 CanLII 18 (CSC), où sont énoncés les principes généraux régissant la portée du DRE.

[108] La plaignante a commencé à travailler pour l’employeur en 1993. Elle est née sourde. Il s’agit d’une déficience permanente, protégée par la Loi canadienne sur les droits de la personne (L.R.C. (1985), ch. H-6; LCDP) et les dispositions de la convention collective conclue entre l’employeur et la défenderesse. L’employeur et la défenderesse ont tous deux mis en place des politiques et des lignes directrices concernant l’obligation de prendre des mesures d’adaptation pour les employés handicapés.

[109] La défenderesse savait que l’employeur était réticent à fournir des services d’interprétation en ASL pour la plaignante pendant les séances de formation et les réunions. Elle savait que l’employeur continuait à ériger des obstacles à la prise de mesures d’adaptation au lieu de les éliminer, mais elle n’a rien fait. Les dirigeantes de la section locale de la défenderesse auraient pu faire avancer le grief, mais elles répétaient sans cesse qu’elles devaient attendre de recevoir les renseignements provenant de la demande d’AIPRP.

[110] Mme Paris a soutenu que les dirigeantes de la section locale du syndicat l’avaient prise à partie alors qu’elle était la déléguée syndicale désignée d’A.B. et qu’elles avaient interféré dans le traitement du grief. Elles lui ont dit qu’elle devait écouter, sans quoi elles lui retireraient le dossier d’A.B., ce qu’elles ont fini par faire. Lorsque Mme Paris a tenté de faire valoir qu’il fallait faire progresser le grief, la défenderesse a systématiquement déclaré qu’elle avait besoin de renseignements, alors qu’elle disposait en fait des renseignements nécessaires pour faire avancer le grief ou contourner le deuxième palier. A.B. était très stressée et a dû prendre beaucoup de congés de maladie pendant la période en question.

[111] Lorsque Mme Paris a contacté le bureau national de la défenderesse afin d’obtenir de l’aide, elle a fait l’objet d’une réprimande et s’est vu répondre qu’elle ne devait pas s’adresser au bureau national, mais plutôt aux représentants régionaux et locaux. Les représentantes locales de la défenderesse ont réitéré leur intention de représenter la plaignante, mais n’ont rien fait pour l’aider.

[112] Mme Paris a fait valoir que le maintien en suspens du grief d’A.B. au deuxième palier du processus interne de règlement des griefs, alors même qu’A.B. insistait pour qu’il progresse, constituait un traitement discriminatoire de la part de la défenderesse. Il n’y avait aucune raison valable ou convaincante de garder le grief en suspens. A.B. avait clairement expliqué aux dirigeantes de la section locale qu’elle avait besoin d’un interprète, puisqu’elle n’arrivait pas à comprendre tout ce qui se passait. Elle a ajouté qu’elle avait l’impression d’avoir été traitée différemment par la défenderesse au fil des ans et qu’elle ne comprenait pas pourquoi on lui demandait d’attendre encore plus longtemps pour le traitement de son grief.

[113] En ce qui a trait à la question des mesures de réparation et des dommages-intérêts, la plaignante a renvoyé à plusieurs affaires, dont Stringer c. Conseil du Trésor (ministère de la Défense nationale), 2011 CRTFP 110; Johnstone c. Agence des services frontaliers du Canada, 2010 TCDP 20; Audet c. Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada, 2006 TCDP 25; Richards c. Cie des chemins de fer nationaux du Canada, 2010 TCDP 24; Legros c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2017 CRTESPF 32; Nicol c. Conseil du Trésor (Service Canada), 2014 CRTEFP 03; et Turner c. Agence des services frontaliers du Canada, 2010 TCDP 15.

[114] La plaignante a fait valoir que les affaires qu’elle a mentionnées montrent clairement que la défenderesse a régulièrement représenté ses membres handicapés, mais qu’elle ne l’a pas fait dans son cas en choisissant de garder son grief en suspens indéfiniment. Par exemple, les affaires Johnstone, Nicol et Turner étaient mises en évidence sur le site Web de la défenderesse.

[115] Mme Paris a avancé que la déficience d’A.B. la rendait vulnérable sur le plan de la stabilité d’emploi et de la dépendance à l’égard d’autrui. Elle a fait confiance à la défenderesse, mais a dû attendre de manière excessive pour obtenir des mesures d’adaptation qui l’auraient aidée à s’acquitter de ses tâches.

[116] La plaignante a exhorté la Commission à créer un précédent dans la présente affaire en lui accordant les dommages-intérêts suivants : 1) la valeur des congés de maladie qu’elle a utilisés (environ 663,75 heures) d’avril 2014 à juillet 2019, soit 45 000 $, 2) des dommages-intérêts punitifs de l’ordre de 20 000 $, et 3) le remboursement de la valeur des cotisations syndicales qu’elle a versées, soit 3 780 $.

[117] Selon la plaignante, la Commission devrait envoyer un message clair à la défenderesse afin de lui éviter de subir une troisième fois de la discrimination.

B. Pour la défenderesse

[118] Le représentant de la défenderesse a commencé son intervention en soulevant trois points. Premièrement, il a fait observer qu’il s’agissait de sa première plainte pour manquement au DRE aboutissant à une audience en bonne et due forme. Deuxièmement, il a exprimé ses préoccupations quant à la remarque de la Commission selon laquelle la plaignante aurait plutôt saisi la CCDP si la défenderesse avait été présente. Il tenait à souligner que cette dernière ne représente jamais ses membres devant la CCDP. Troisièmement, la témoin de la défenderesse et lui-même sont tous deux handicapés.

[119] Compte tenu des préoccupations du représentant à l’égard du commentaire concernant la CCDP, la Commission lui a demandé si la défenderesse réclamait sa récusation. Il a répondu que ce n’était pas le cas.

[120] La défenderesse a renvoyé à la jurisprudence suivante : Fragomele c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2021 CRTESPF 117; Gagnon; Bergeron c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2019 CRTESPF 48; Boudreault c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2019 CRTESPF 87; Delice-Charlemagne c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2021 CRTESPF 143; Tyler c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2021 CRTESPF 107; Esam c. Alliance de la Fonction publique du Canada (Syndicat des employées et employés nationaux), 2014 CRTFP 90; Paquette c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2018 CRTESPF 20; Castonguay c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2007 CRTFP 78; Doe c. Conseil du Trésor (Agence des services frontaliers du Canada), 2018 CRTESPF 89; A.B. c. Agence du revenu du Canada, 2019 CRTESPF 53; et K.D. v. Sodexo Canada Ltd., 2019 CanLII 68648 (BC LRB).

[121] La défenderesse a affirmé que l’arrêt Gagnon constituait l’arrêt de principe établissant les principes généraux régissant le traitement des plaintes pour manquement au DRE.

[122] La défenderesse a renvoyé aux affaires Delice-Charlemagne, Esam, Tyler et Castonguay relativement à la question du respect des délais, mais, comme je l’ai déjà mentionné, elle a retiré cette objection au début de l’audience.

[123] Elle s’est également appuyée sur les affaires Doe, A.B. et K.D. pour justifier sa demande visant l’anonymisation du nom de la plaignante dans la décision.

[124] La défenderesse a soutenu qu’A.B. avait déposé sa plainte au motif qu’elle désapprouvait l’approche stratégique adoptée par la défenderesse dans le cadre du traitement de son grief. Un désaccord en matière de stratégie ne suffit pas à justifier une plainte pour manquement au DRE (voir Fragomele, aux par. 32 à 34; Bergeron, au par. 100; Boudreault, au par. 36; et Paquette, au par. 38).

[125] La défenderesse ne disposait pas des renseignements dont elle avait besoin pour présenter le grief au deuxième palier. Elle attendait également de recevoir les renseignements provenant de la demande d’AIPRP, car on l’avait informée que ceux-ci pourraient être utiles pour le grief.

[126] La défenderesse s’est toujours montrée prête à aider la plaignante; elle n’a jamais hésité. Elle regrette que la plaignante ait dû prendre des congés de maladie durant la période en question. Elle a fait valoir que Mme Paris avait omis de lui communiquer des renseignements pertinents. Elle ne l’avait pas informée de la discrimination dont la plaignante était victime au travail. Quant à la décision de démettre Mme Paris de ses fonctions de déléguée syndicale pour A.B., elle ne constituait pas un acte discriminatoire ni un traitement défavorable. Seules les dirigeantes syndicales de la section locale avaient le pouvoir discrétionnaire de nommer les délégués syndicaux. La défenderesse a avancé qu’il s’agissait, pour reprendre ses propres termes, d’une [traduction] « situation vraiment étrange », puisque les deux délégués syndicaux qui avaient auparavant appuyé la plaignante avaient été déclarés inaptes au travail et avaient pris leur retraite pour des raisons médicales, presque au même moment. Il était donc difficile pour la défenderesse d’obtenir les dossiers et les renseignements nécessaires à présenter à l’audience. Mme Paris a aggravé la situation en omettant de communiquer des renseignements aux dirigeantes syndicales.

[127] La défenderesse a soutenu que la décision de la plaignante de retirer son grief, fondée sur les conseils mal avisés de Mme Paris, ne saurait lui être imputée. Elle était disposée à faire progresser le grief, pour autant qu’elle dispose des renseignements dont elle aurait besoin pour obtenir gain de cause. Elle a nié que le maintien en suspens du grief constituait un acte discriminatoire.

[128] La défenderesse a demandé à la Commission de tenir compte du fait que les délégués syndicaux des sections locales sont des bénévoles qui font de leur mieux pour aider leurs membres. Lorsqu’ils font des erreurs, ils en tirent des leçons.

[129] La défenderesse a fait valoir que les principes juridiques applicables étaient exposés dans les affaires énumérées dans son recueil de jurisprudence.

[130] Elle a affirmé avoir fait de son mieux pour soutenir la plaignante au cours d’une période particulièrement difficile où ses membres risquaient de perdre leur emploi.

[131] La défenderesse a demandé à la Commission de rejeter la plainte.

V. Analyse et motifs

A. Principes juridiques applicables aux faits de la présente affaire

[132] L’article 187 de la Loi prévoit qu’« [i]l est interdit à l’organisation syndicale, ainsi qu’à ses dirigeants et représentants, d’agir de manière arbitraire ou discriminatoire ou de mauvaise foi en matière de représentation de tout fonctionnaire qui fait partie de l’unité dont elle est l’agent négociateur ».

[133] En vertu de l’article 190 de la Loi, la Commission instruit toute plainte dont elle est saisie et selon laquelle l’employeur, l’organisation syndicale ou toute personne s’est livré à une pratique déloyale. Une violation de l’article 187 constitue une pratique déloyale au sens de la Loi.

[134] L’article 192 prévoit une gamme de mesures de réparation que la Commission peut ordonner si elle décide qu’une plainte est fondée (voir Ménard c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2010 CRTFP 124, aux par. 25 à 31 (« Ménard 2 »)).

[135] Le plaignant doit présenter des faits suffisants pour établir ses allégations de manquement au DRE (voir Ouellet c. St.-Georges, 2009 CRTFP 107, au par. 31).

[136] À la page 527 de l’arrêt Gagnon, la Cour suprême du Canada a expliqué le DRE qui incombe à l’agent négociateur dans les termes suivants :

[…]

De la jurisprudence et de la doctrine consultées se dégagent les principes suivants, en ce qui touche le devoir de représentation d’un syndicat relativement à un grief:

1. Le pouvoir exclusif reconnu à un syndicat d’agir à titre de porte-parole des employés faisant partie d’une unité de négociation comporte en contrepartie l’obligation de la part du syndicat d’une juste représentation de tous les salariés compris dans l’unité.

2. Lorsque, comme en l’espèce et comme c’est généralement le cas, le droit de porter un grief à l’arbitrage est réservé au syndicat, le salarié n’a pas un droit absolu à l’arbitrage et le syndicat jouit d’une discrétion appréciable.

3. Cette discrétion doit être exercée de bonne foi, de façon objective et honnête, après une étude sérieuse du grief et du dossier, tout en tenant compte de l’importance du grief et des conséquences pour le salarié, d’une part, et des intérêts légitimes du syndicat d’autre part.

4. La décision du syndicat ne doit pas être arbitraire, capricieuse, discriminatoire, ni abusive.

5. La représentation par le syndicat doit être juste, réelle et non pas seulement apparente, faite avec intégrité et compétence, sans négligence grave ou majeure, et sans hostilité envers le salarié.

[…]

 

 

[137] Les membres d’une organisation syndicale agissant à titre d’agent négociateur ont le droit à la représentation, mais ce droit n’est pas absolu. Il ne leur donne pas le pouvoir de dicter à l’agent négociateur la manière dont il doit s’acquitter de ses obligations prévues à l’article 187 de la Loi.

[138] L’agent négociateur jouit d’un large pouvoir discrétionnaire en matière de représentation et de traitement des griefs. Il doit exercer ce pouvoir dans les limites fixées par l’arrêt Gagnon.

[139] Le rôle de la Commission à l’égard d’une plainte pour manquement au DRE n’est pas de déterminer si la décision prise par l’agent négociateur en matière de représentation était raisonnable ou correcte, mais d’évaluer l’intégrité du processus décisionnel ayant mené à la décision contestée. Le seuil permettant de conclure à un comportement arbitraire, discriminatoire ou de mauvaise foi est élevé (voir Sayeed c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2010 CRTFP 44, au par. 59; et Bahniuk c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2007 CRTFP 13, au par. 54).

[140] L’agent négociateur manque à son DRE au sens de l’article 187 s’il agit de mauvaise foi, ou de manière discriminatoire ou arbitraire en matière de représentation de ses membres. La jurisprudence de la Commission définit clairement les paramètres des concepts de mauvaise foi, de comportement arbitraire et de discrimination dans le contexte du DRE de l’agent négociateur.

[141] La mauvaise foi ne se présume pas; il faut qu’il y ait absence de bonne foi. Dans le cadre d’une plainte pour manquement au DRE relative au traitement du grief d’un employé, le défendeur fait preuve de bonne foi s’il 1) examine attentivement les faits du dossier de l’employé, 2) tient compte de la gravité du grief et de ses conséquences sur l’employé, et 3) prend en considération ses intérêts légitimes.

[142] Dans l’arrêt Noël c. Société d’énergie de la Baie James, 2001 CSC 39, la Cour suprême du Canada a expliqué que l’interdiction pour cause de mauvaise foi prévue à l’article 47.2 du Code du travail du Québec (RLRQ, ch. C-27) suppose une intention de nuire, un comportement malicieux, frauduleux, malveillant ou hostile qui, en pratique, serait difficile à établir (voir Noël, au par. 48).

[143] Le plaignant doit démontrer que la décision de l’agent négociateur était motivée par la mauvaise volonté, l’intention de nuire, l’hostilité, la malveillance et la malhonnêteté. La Commission doit examiner les faits avec attention et objectivité avant de conclure que les actions du défendeur étaient entachées de mauvaise foi ou motivées par celle-ci.

[144] Par exemple, dans l’affaire Benoit c. Trimble, 2014 CRTFP 46, la Commission a conclu que les actions des défendeurs à l’encontre du plaignant étaient d’une hostilité telle qu’elles constituaient un acte de mauvaise foi. Dans cette affaire, le président de la section locale avait envoyé des courriels brusques, agressifs et inappropriés au sujet du plaignant à d’autres dirigeants syndicaux. Ces derniers avaient orchestré une campagne de dénigrement contre le plaignant, laquelle avait donné lieu à deux plaintes pour harcèlement en milieu de travail déposées contre lui.

[145] La plainte dans l’affaire Beaulne c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2009 CRTFP 10, a été rejetée en raison du non-respect des délais. Toutefois, j’estime que les conclusions de la Commission concernant la mauvaise foi y sont instructives. Dans cette affaire, le président de la section locale a agi de mauvaise foi à l’égard du plaignant en prenant parti et en se servant de son poste pour détruire la réputation du plaignant en milieu de travail. La Commission a déclaré ce qui suit :

[…]

281 Habituellement, le manquement au devoir de représentation équitable a trait au refus de l’agent négociateur de représenter un employé dans ses relations avec l’employeur, surtout lors de la présentation de griefs, ou sur la qualité de cette représentation. Dans ce cas-ci, pour ce qui est de la période 2001 à 2003, et plus particulièrement des heures de travail du plaignant, la défenderesse a fourni une représentation au plaignant. Mme Koo a représenté le plaignant, quoique la qualité de sa représentation laisse à désirer puisqu’elle a manqué de jugement en omettant d’informer le plaignant que M. Beauchamp avait écrit des propos désobligeants au sujet du plaignant dans le courriel du 9 mai 2002 au sujet de la plainte de harcèlement de l’ex-amie du plaignant (pièce P-2, page 45). À mon avis, cependant, le devoir de représentation équitable ne se limite pas à ces circonstances. Je suis d’avis que lorsqu’il y a conflit entre un membre de l’unité de négociation et un autre membre de cette même unité ou une personne qui n’en est pas membre, l’agent négociateur enfreint son devoir de représentation équitable lorsqu’un membre de l’exécutif de l’unité de négociation fait preuve de mauvaise foi en prenant parti en faveur d’une de ces personnes ou en tentant de nuire aux intérêts d’une de ces personnes sans raison valable. Dans le présent cas, la preuve démontre que M. Beauchamp, agissant en tant que président de l’unité de négociation, a fait preuve de mauvaise foi envers le plaignant en prenant parti en faveur de l’ex-amie du plaignant et en se servant de son poste au sein de l’organisation syndicale pour tenter de nuire à la réputation et aux intérêts du plaignant auprès de son employeur, et cela sans raison valable.

[…]

 

[146] Le comportement arbitraire évoque les notions de négligence, de superficialité, d’inattention et de caprice. Il n’est pas nécessaire qu’il y ait intention de nuire. Dans l’arrêt Noël, la Cour suprême du Canada a expliqué le concept d’arbitraire de la manière suivante :

[…]

50 Se reliant étroitement, les concepts d’arbitraire et de négligence grave définissent la qualité de la représentation syndicale. L’élément de l’arbitraire signifie que, même sans intention de nuire, le syndicat ne saurait traiter la plainte d’un salarié de façon superficielle ou inattentive. Il doit faire enquête au sujet de celle-ci, examiner les faits pertinents ou obtenir les consultations indispensables, le cas échéant, mais le salarié n’a cependant pas droit à l’enquête la plus poussée possible. On devrait aussi tenir compte des ressources de l’association, ainsi que des intérêts de l’ensemble de l’unité de négociation. L’association jouit donc d’une discrétion importante quant à la forme et à l’intensité des démarches qu’elle entreprendra dans un cas particulier. […]

[…]

[Je mets en évidence]

 

[147] Dans l’affaire Savoury c. Guilde de la marine marchande du Canada, 2001 CRTFP 79, le plaignant a allégué que la défenderesse avait manqué à son DRE en omettant de renvoyer à l’arbitrage son grief relatif à une suspension. Son employeur lui avait interdit d’assister à une conférence organisée par un fournisseur tiers à bord d’un bateau de croisière. Comme il avait déjà acheté un billet pour que sa conjointe puisse participer à la croisière, il a décidé de prendre ses congés annuels et d’y aller avec elle. Il a acheté son billet et a participé à la croisière pendant ses congés annuels. Il n’a pas assisté à la conférence, conformément aux instructions de son employeur.

[148] À son retour au travail, le plaignant s’est vu imposer une suspension de cinq jours par son employeur, qui lui a également demandé de rembourser le coût de la conférence. Il a contesté cette sanction disciplinaire avec l’aide de la défenderesse. Cette dernière l’a représenté dans le cadre de la procédure interne de règlement des griefs, mais a refusé de renvoyer le grief à l’arbitrage. Elle estimait que la sanction disciplinaire était justifiée et n’était pas excessive, puisque le plaignant avait désobéi à un ordre direct.

[149] La défenderesse n’a pas fait d’étude approfondie de la question et a formulé certaines hypothèses non fondées sur les faits. Elle a décidé de ne pas renvoyer le grief à l’arbitrage, estimant qu’il était voué à l’échec. Son opinion reposait sur la culture paramilitaire rigide des représentants qui avaient examiné le dossier du plaignant. Selon eux, un employé doit obéir aux ordres qui lui sont donnés.

[150] Au terme d’un examen approfondi de la jurisprudence relative au DRE, la Commission a résumé le critère applicable comme suit :

[…]

[125] Je crois que l’état actuel du droit au Canada, d’après la jurisprudence, peut se résumer ainsi. Le pouvoir conféré à un syndicat — que prévoit le paragraphe 10(2) de la Loi ainsi que d’autres dispositions législatives similaires — d’agir comme porte-parole des fonctionnaires inclus dans une unité de négociation comporte une obligation correspondante de juste représentation de tous les fonctionnaires inclus dans cette unité. Dans les affaires portant sur une plainte pour représentation injuste, ainsi que le prévoit l’article 23 de la Loi, les actions du syndicat qui sont examinées comprennent la décision du syndicat de représenter ou pas les membres à tous les stades, y compris pendant la procédure de règlement des griefs, ainsi que la décision du syndicat de représenter ou non le membre à l’arbitrage.

[126] Lorsque le syndicat entreprend une représentation, celle-ci doit être juste, réelle et pas seulement apparente. Elle doit être faite avec intégrité et compétence, sans négligence grave et sans hostilité envers le fonctionnaire. Lorsque l’arbitrage est envisagé, on doit reconnaître que le fonctionnaire n’a pas un droit absolu à l’arbitrage, car le syndicat jouit d’une discrétion appréciable dans la prise de cette décision, mais ce pouvoir discrétionnaire est limité par la gravité et les répercussions de la sanction disciplinaire sur le fonctionnaire. La discrétion dont jouit le syndicat doit être exercée :

a) de bonne foi, de façon objective et honnête;

b) après une étude sérieuse du grief et du dossier, et non pas une étude juste pour la forme;

c) en tenant compte de toutes les considérations pertinentes au dossier;

d) en tenant compte de l’importance du grief et de ses conséquences pour le syndiqué;

e) en tenant compte des intérêts légitimes du syndicat;

f) en tenant compte des motifs appropriés seulement.

[127] En fin de compte, la décision que prend un syndicat à l’égard de la représentation de ses membres ne sera pas perturbée en l’absence d’éléments de mauvaise foi ou de comportement arbitraire, capricieux ou discriminatoire ou abusif pour autant que le syndicat ait satisfait aux critères précités.

[…]

[Je mets en évidence]

 

[151] Dans l’affaire Savoury, la Commission a conclu que la défenderesse avait traité le grief du plaignant de manière arbitraire. La défenderesse se devait d’être juste et sincère, et non pas seulement en apparence. Elle a manqué à son devoir. Elle jouissait d’un vaste pouvoir discrétionnaire dans le traitement des griefs, mais elle n’a pas exercé ce pouvoir de manière objective. Elle n’a pas étudié ni examiné le grief de manière approfondie et n’a pas pris en considération tous les aspects pertinents de l’affaire.

[152] Dans l’affaire Ménard c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2010 CRTFP 95 (« Ménard 1 »), la plaignante a rencontré un représentant de la défenderesse pour discuter de ses problèmes au travail. Le représentant a préparé un grief et l’a présenté à l’employeur au nom de la plaignante. Il a été convenu que le grief demeurerait en suspens le temps que la plaignante revienne au travail après son congé de maladie. Elle a ensuite trouvé un autre emploi et quitté son employeur. La défenderesse a retiré le grief, car elle a estimé que, puisque la plaignante ne travaillait plus pour l’employeur, les mesures de réparation demandées dans le grief ne pouvaient lui être accordées.

[153] Après avoir analysé la preuve, la Commission a conclu que la décision de l’agent négociateur de ne pas poursuivre le traitement du grief de la plaignante relevait de l’arbitraire. La Commission a souligné que l’élément arbitraire dans cette affaire n’était pas le refus de la défenderesse de donner suite au grief, mais plutôt les motifs de ce refus. La Commission a expliqué que le raisonnement de la défenderesse ne reposait pas sur « […] une étude sérieuse du dossier, de la nature des pertes salariales en question et des probabilités d’obtenir la réparation demandée » (voir Ménard 1, au par. 27).

[154] Dans l’affaire D’Alessandro c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2018 CRTESPF 90, la Commission a accueilli la plainte pour manquement au DRE, car elle a conclu que la défenderesse avait traité les demandes d’aide du plaignant de façon négligente et arbitraire. La Commission a expliqué ce qui suit :

[…]

44 […] Par son témoignage oral et ses communications par écrit, le plaignant a établi qu’il avait demandé l’aide de la défenderesse à maintes reprises, au niveau local et à l’échelle nationale, pour se faire renvoyer à droite et à gauche et être apaisé avec des platitudes et l’assurance que ses intérêts seraient protégés. Tout était en vain.

45 À l’audience, la représentante de la défenderesse a choisi de ne présenter aucune preuve ni de répondre d’une façon significative aux éléments de preuve qui ont été présentés à la Commission, ni même d’affirmer qu’aucune preuve prima facie n’a été établie. Selon le Black’s Law Dictionary, une preuve prima facie est établie lorsque suffisamment d’éléments de preuve sont produits pour permettre au juge des faits de déduire le fait en cause et de décider en faveur de la partie. Une telle preuve est facilement réfutée en présentant des éléments de preuve qui établissent des faits contraires ou des faits qui mettent les éléments de preuve dont la Commission est saisie dans un contexte plus complet. En l’espèce, des éléments de preuve de ce type auraient pu être les processus de consultation internes qui ont eu lieu, le cas échéant, avant que la défenderesse ne décide de refuser de représenter le plaignant.

46 En revanche, la représentante de la défenderesse a plutôt refusé de contre-interroger le plaignant à cet égard et de présenter des éléments de preuve directs au nom de la défenderesse pour établir la nature de ces consultations et de ces facteurs à prendre en considération. Elle a démontré par sa propre conduite le traitement irrespectueux et intolérant de la part de la défenderesse dont le plaignant s’est plaint, et qui laisse la Commission sans aucun élément de preuve à l’appui de l’argument de la défenderesse selon lequel la défenderesse a rempli son devoir de représentation équitable. Même l’argument de la défenderesse, bien qu’il soit exact d’un point de vue théorique, crée une situation inhabituelle, étant donné que la Commission a de la difficulté à mettre en œuvre l’argument en l’absence de tout élément de preuve pour contredire celle fournie par le plaignant.

47 La représentante de la défenderesse a raison de dire que le devoir de représentation équitable est un droit procédural, mais cela ne signifie pas que la défenderesse peut rejeter l’un de ses membres sans dûment envisager et examiner sa demande. Le plaignant a communiqué avec M. Janz, M. Stapleton, Mme Hauck et Mme Benson, du 21 avril 2016 jusqu’au 23 juin 2016 inclusivement, concernant le dépôt des griefs, notamment un grief contre sa mise en disponibilité. Je n’ai aucune preuve qu’on a examiné sa demande, le cas échéant, donc, en l’absence d’une preuve, je dois m’appuyer sur la preuve dont je suis saisie, à savoir, la série d’échanges de courriels qui renvoyait le plaignant d’un représentant à un autre et qui promettait de communiquer avec lui rapidement avec de plus amples renseignements.

48 Lorsque cette promesse n’a pas été tenue, le plaignant a fait un suivi, mais ce n’était que pour se faire renvoyer ailleurs et recevoir d’autres promesses. En fin de compte, on lui a dit qu’il ne serait plus représenté parce qu’il n’était plus un employé, malgré le contenu de la lettre de mise en disponibilité, qui indiquait clairement qu’il avait le droit de déposer un grief contre la mise en disponibilité et que, sans avis, il aurait pu déposer un grief contre la mise en disponibilité sans l’appui de la défenderesse, puisqu’il s’agissait d’une cessation d’emploi. Il n’y a aucune preuve que sa demande de représentation a été examinée.

[…]

 

[155] La Loi ne contient pas de définition de la discrimination. Dans le contexte d’une plainte pour manquement au DRE, la Commission a défini la discrimination comme un traitement différentiel et comme l’acte de faire des distinctions illicites fondées sur des motifs non pertinents. Dans l’affaire Gilkinson c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2018 CRTESPF 62, la Commission a expliqué ce qui suit :

[…]

17 La Loi ne contient pas de définition de la discrimination. Toutefois, la version française de la Loi parle de « distinctions illicites », ou distinctions illégitimes, pour traduire la discrimination. Le Black’s Law Dictionary définit la discrimination comme étant [traduction] « un traitement différentiel »; The Concise Oxford Dictionary définit le verbe « discriminate » comme l’acte de [traduction] « faire une distinction injuste dans le traitement de diverses personnes ».

[…]

19 La discrimination comporte donc une distinction illégitime fondée sur des motifs non pertinents. Dans ce cas, le plaignant n’a pas jeté de lumière sur la nature de la distinction qu’il allègue. Il n’invoque aucun motif. Une situation conflictuelle a plutôt vu le jour.

[…]

 

[156] Dans l’affaire Shutiak c. Syndicat des employé(e)s de l’impôt- Bannon, 2008 CRTFP 103, la Commission a expliqué que le mot « discriminatoire » utilisé à l’article 187 de la Loi renvoie aux motifs de distinction illicites qui sont énoncés dans la LCDP. La Commission a ajouté que l’utilisation du mot « discriminatoire » à l’article 187 a une signification juridique particulière et limite son enquête aux motifs de discrimination illicites énoncés dans la loi fédérale sur les droits de la personne. Le plaignant doit donc démontrer que, par sa conduite, le défendeur a contrevenu aux droits de la personne qui lui sont garantis (voir Shutiak, aux par. 16 et 17).

[157] Dans l’affaire Bremsak c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2009 CRTFP 103, la Commission a précisé la portée de l’interprétation du terme « discrimination » dans le contexte des relations de travail en ces termes :

[…]

86 Dans le contexte de la justice administrative et des relations de travail, la Commission se doit de retenir une interprétation libérale de la discrimination en respectant les limites de la législation; la Commission doit aussi étudier non seulement « […] les résultats de l'application des normes disciplinaires, mais aussi les raisons qui les ont justifiées et la manière dont elles furent appliquées. » À ce propos, je renvoie à Daniel Joseph McCarthy, [1978] 2 Can LRBR 105; citée dans Beaudet-Fortin, au paragraphe 84, dans laquelle le CCRT dit ceci :

[…]

Nous croyons que dans le présent contexte, le terme « discriminatoire » signifie l'application de règles d'adhésion visant à établir des distinctions entre des personnes ou des groupes, pour des motifs illégaux, arbitraires ou déraisonnables. La distinction est de toute évidence illégale lorsqu'elle se fonde sur des considérations interdites [par la législation sur les droits de la personne], la distinction est arbitraire si elle n'est pas fondée sur aucune règle, aucune politique ni principe d'ordre général; enfin la distinction est jugée déraisonnable si elle n'a aucun rapport juste ou raisonnable avec la décision prise, bien qu'elle ait été établie conformément à une règle ou à une politique générale […]

87 J’estime que ces observations s’appliquent aussi à l’interdiction d’agir d’une manière discriminatoire contenue à l’alinéa 188c) de la Loi. Cette interdiction est de nature inclusive et vise à empêcher les agents négociateurs d’exclure des employés des activités de l’organisation syndicale en se basant sur les aptitudes qu’on leur attribue plutôt que sur leurs aptitudes réelles. La protection consiste essentiellement à éliminer les obstacles qui sont illégaux, arbitraires ou déraisonnables. Il n’en reste pas moins que les obstacles ou les distinctions valides en droit qui sont véritablement basés sur une règle ou une politique ayant un lien juste et raisonnable avec la décision qui est prise peuvent être considérés comme valides et défendables. Dans certains cas, la mesure prise à l’égard du fonctionnaire est basée sur une distinction valide plutôt que sur un motif de discrimination interdite, même si la distinction a une incidence négative pour le fonctionnaire : « [l]es distinctions ne sont pas toutes discriminatoires. » De plus, c’est le fonctionnaire qui a la charge de démontrer que l’agent négociateur a agi d’une manière discriminatoire.

[…]

[Je mets en évidence]

 

[158] Les affaires Shutiak et Bremsak portaient sur l’article 188c) de la Loi, mais j’estime que la définition donnée par la Commission de « discrimination » ou de « manière discriminatoire » est tout aussi utile et applicable à l’article 187.

[159] Dans l’affaire Bingley c. Section locale 91 de Teamsters Canada, 2004 CCRI 291, le Conseil canadien des relations industrielles (CCRI) a examiné plusieurs décisions relatives au DRE d’un agent négociateur envers un employé handicapé et à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation au titre des lois sur les droits de la personne. Le CCRI a conclu que, dans le traitement d’un grief concernant un employé handicapé nécessitant des mesures d’adaptation en milieu de travail, l’agent négociateur doit déployer des efforts supplémentaires. Il a donné l’explication suivante :

[…]

[64] En raison des questions délicates et importantes associées à la nécessité de tenir compte des besoins des travailleurs handicapés en milieu de travail, les commissions des relations de travail s’emploient également à déterminer si les griefs des employés handicapés ont fait l’objet d’un examen plus attentif de la part des syndicats. Leurs décisions confirment généralement que la procédure habituellement appliquée aux autres membres de l’unité de négociation peut ne pas être suffisante lorsqu’il s’agit d’un employé atteint d’un handicap, pour la bonne raison que sa situation nécessitera une approche différente. […]

[…]

 

[160] Le CCRI a jugé que l’agent négociateur doit adopter une attitude proactive et se montrer plus attentif dans le traitement de tels griefs, car il a également un rôle à jouer dans le processus de mise en place des mesures d’adaptation (voir Bingley, au par. 74).

[161] L’affaire Bingley concernait une employée occupant un poste de chauffeur qui était retournée au travail après avoir fait l’objet d’une intervention chirurgicale pour un cancer. Son médecin avait recommandé des mesures d’adaptation au travail, dont la réduction de ses heures de travail en vue de limiter son exposition au soleil. L’employeur a refusé de réduire ses heures de travail et s’est livré à des manœuvres dilatoires et à des mesures de gestion du rendement. L’employeur entendait la rétrograder au motif qu’elle ne pouvait pas effectuer un quart de travail complet. Les quarts de travail complets duraient huit heures, mais la mesure d’adaptation recommandée prévoyait des quarts de six heures. Mme Bingley a dû lutter pendant une longue période pour obtenir cette mesure d’adaptation, en bénéficiant d’une aide minimale, voire inexistante, de son syndicat. Après insistance de la part de la plaignante, le syndicat a déposé un grief, mais l’a laissé en suspens avant de finalement décider de ne pas le renvoyer à l’arbitrage. La plainte de Mme Bingley portait en partie sur cette décision du syndicat.

[162] Le CCRI a fait preuve de prudence dans son analyse, gardant à l’esprit le vaste pouvoir discrétionnaire dont dispose le syndicat en matière de renvoi des griefs à l’arbitrage. Il a adopté les quatre critères non exclusifs suivants pour trancher la question de savoir si le syndicat s’était acquitté de son DRE dans les affaires ayant trait à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation (voir Bingley, au par. 84) :

[…]

· l’intervention du syndicat étaitelle suffisante dans les cas où lemployeur sest abstenu de prendre les mesures dadaptation nécessaires?

· la qualité du processus ayant permis au syndicat d’en arriver à sa conclusion étaitelle acceptable?

· le syndicat atil élargi le cadre de ses procédures «habituelles» et sestil montré plus diligent dans la défense des intérêts de lemployé?

· le syndicat s’estil montré plus convaincant dans ses discussions avec lemployeur?

 

[163] Après avoir appliqué ces critères aux faits, le CCRI a conclu que le syndicat avait agi de manière discriminatoire et de mauvaise foi (voir Bingley, au par. 115).

[164] La Commission a examiné la décision Bingley dans les affaires Tyler c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2021 CRTESPF 107 et Kemp c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2024 CRTESPF 87. Dans les deux cas, la Commission a reconnu que la méthode d’analyse adoptée dans la décision Bingley convenait aux plaintes pour manquement au DRE déposées par des plaignants handicapés, mais elle a précisé que son application ne devait pas faire en sorte que l’agent négociateur soit tenu à une norme de perfection (voir Tyler, aux par. 185 à 187; Kemp, aux par. 83 à 85).

[165] Dans l’affaire Kemp, la Commission a adopté le raisonnement énoncé dans l’affaire Bingley suivi par le décideur chargé de la révision de la Commission du travail de la Nouvelle-Écosse, dans une affaire concernant une plainte pour manquement au DRE. La Cour suprême de la Nouvelle-Écosse avait confirmé la décision de ce décideur de rejeter la plainte pour manquement au DRE dans la décision Murphy v. Unifor Local 4606, 2021 NSSC 323. La Commission a expliqué ce qui suit (voir Kemp, aux par. 86 et 87) :

[86] Dans Murphy v. Unifor Local 4606, 2021 NSSC 323, la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse a examiné et confirmé l’application de Bingley par la Commission du travail de la province, et elle a effectué une analyse en deux volets : une analyse du fond et une analyse de la procédure. En ce qui concerne le fond, l’analyse a porté précisément sur la décision du syndicat de refuser d’aider un membre atteint d’une invalidité ou d’interrompre cette aide à un certain moment, pour s’assurer qu’elle n’était pas discriminatoire en soi. En ce qui concerne l’aspect de la procédure, l’analyse portait sur le processus suivi par le syndicat dans ce cas pour parvenir à cette décision, pour déterminer si elle avait eu une incidence préjudiciable sur le plaignant, car elle n’avait pas tenu compte de son invalidité et ne comprenait pas de mesures d’adaptation à son égard. Je vais adopter cette approche.

[87] Comme point de départ, afin que le plaignant puisse profiter de l’approche adoptée dans Bingley, les éléments suivants doivent être présents. En premier lieu, le plaignant doit établir l’existence d’une invalidité. En deuxième lieu, l’invalidité ou la limitation doit être connue, ou aurait dû être connue, par le syndicat, car il ne pourrait pas être jugé fautif de ne pas avoir tenu compte de quelque chose dont il n’avait pas connaissance ou de ne pas avoir pris de mesures d’adaptation à son égard s’il n’en avait pas connaissance. Enfin, la situation sous-jacente à la plainte relative au devoir de représentation équitable doit être fondée sur des allégations de manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation de l’employeur (voir Bingley, aux par. 57, 62 à 64 et 74).

 

[166] Dans le cadre de mon analyse des faits de la présente affaire à la lumière des principes juridiques applicables, je garde à l’esprit les déclarations formulées par la Cour suprême du Canada dans certains arrêts, que je considère comme des principes directeurs devant orienter mon analyse.

[167] Comme je l’ai déjà mentionné, le juge en chef Dickson a exprimé l’opinion dissidente suivante dans l’affaire Renvoi relatif à l’Alberta :

[…]

91. Le travail est l’un des aspects les plus fondamentaux de la vie d’une personne, un moyen de subvenir à ses besoins financiers et, ce qui est tout aussi important, de jouer un rôle utile dans la société. L’emploi est une composante essentielle du sens de l’identité d’une personne, de sa valorisation et de son bien‑être sur le plan émotionnel. C’est pourquoi, les conditions dans lesquelles une personne travaille sont très importantes pour ce qui est de façonner l’ensemble des aspects psychologiques, émotionnels et physiques de sa dignité et du respect qu’elle a d’elle‑même. En recherchant ce que signifie pour l’individu le fait d’avoir un emploi, le professeur David M. Beatty, dans son article intitulé "Labour is Not a Commodity", dans Studies in Contract Law (1980), donne la description suivante, à la p. 324 :

[traduction] En tant que véhicule qui permet à l’individu d’atteindre le statut de membre utile et productif de la société, l’emploi est perçu comme permettant de reconnaître qu’il s’adonne à une activité valable. Il lui donne le sens de son importance. Par la réalisation de nos aptitudes et par l’apport d’une contribution que la société juge utile, l’emploi finit par représenter le moyen par lequel la plupart des membres de notre collectivité peuvent prétendre à un droit égal au respect et à la considération des autres. C’est par cette institution que la plupart d’entre nous acquérons, pour une grande part, le respect de soi et la dignité personnelle.

[…]

[Je mets en évidence]

 

[168] Bien que la Cour suprême du Canada ait infirmé l’arrêt Renvoi relatif à l’Alberta dans l’affaire Saskatchewan Federation of Labour c. Saskatchewan, 2015 CSC 4 (« SFL »), la juge Abella a souligné que l’opinion dissidente du juge en chef Dickson dans cette affaire avait contribué à façonner la jurisprudence relative aux paramètres de la négociation collective, au droit de grève et à l’article 2d) de la Charte canadienne des droits et libertés (adoptée comme annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, ch. 11 (R.-U.)) (voir SFL, aux par. 33 et 34).

[169] Dans l’affaire Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, 1999 CanLII 652 (CSC), la juge McLachlin a lancé l’avertissement suivant :

[…]

64 Les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient tenir compte des diverses manières dont il est possible de composer avec les capacités d’un individu. Outre les évaluations individuelles visant à déterminer si la personne a les aptitudes ou les compétences requises pour exécuter le travail, il y a lieu de prendre en considération, lorsque cela est indiqué, la possibilité d’exécuter le travail de différentes manières tout en réalisant l’objet légitime lié à l’emploi que vise l’employeur. Les aptitudes, les capacités et l’apport potentiel du demandeur et de ceux qui sont dans la même situation que lui doivent être respectés autant qu’il est possible de le faire. Les employeurs, les cours de justice et les tribunaux administratifs devraient être innovateurs tout en étant pratiques lorsqu’ils étudient la meilleure façon de le faire dans les circonstances en cause.

[…]

 

[170] Enfin, je garde à l’esprit la déclaration souvent citée du juge Sopinka dans l’arrêt Central Okanagan School District No. 23 c. Renaud, 1992 CanLII 81 (CSC), selon laquelle la recherche d’un compromis en milieu de travail fait intervenir plusieurs parties : l’employeur, l’agent négociateur et l’employé. Dans cette affaire, la Cour a relevé deux façons dont l’agent négociateur pouvait être tenu responsable de discrimination. Il est responsable en tant que coauteur, avec l’employeur, d’une discrimination lorsqu’il est partie, directement ou indirectement, à l’acte discriminatoire. Il est également responsable lorsqu’il ne s’attaque pas à la discrimination, même s’il n’en est pas l’auteur et n’y est pas partie.

B. Les faits pertinents

[171] La plaignante souffre d’une déficience permanente qui nécessite des mesures d’adaptation en milieu de travail. Ces mesures ont pour but de lui permettre de s’acquitter avec succès des tâches liées à son poste. Sa réussite professionnelle contribue à son sens de l’identité, à son estime de soi et à son bien-être émotionnel au travail, et permet à l’employeur d’atteindre ses objectifs légitimes.

[172] Dans la présente affaire, l’employeur a eu de la difficulté à offrir des mesures d’adaptation à la plaignante. Ses efforts portaient surtout sur sa productivité et l’atteinte de certains objectifs, qui constituent des attentes légitimes de la part d’un employeur. Toutefois, si l’on examine la situation sous l’angle de la discrimination et de l’obligation de prendre des mesures d’adaptation, il y a lieu de se demander si l’employeur a réellement cherché à trouver des mesures d’adaptation raisonnables pour la plaignante. Il ne m’appartient pas de trancher cette question dans le cadre de la présente plainte.

[173] Il ressort de la preuve que l’employeur a été en mesure de mettre en place des mesures d’adaptation raisonnables pour la plaignante après un grief antérieur, avec la contribution du WIDHH.

[174] Mme Paris a joué un rôle déterminant dans le règlement de ce grief antérieur et dans la mise en œuvre réussie de mesures d’adaptation pour la plaignante, lesquelles lui ont permis d’exercer ses fonctions au travail en conservant sa dignité et son estime de soi.

[175] En 2016, l’employeur a apporté certains changements au milieu de travail, ce qui a bouleversé les mesures d’adaptation dont bénéficiait la plaignante. La défenderesse a recruté Mme Paris comme déléguée syndicale chargée de travailler avec la plaignante et l’employeur afin de trouver des mesures d’adaptation raisonnables pour cette dernière.

[176] Mme Paris a cherché à reprendre la stratégie qui avait porté fruit par le passé en déposant d’abord un grief au nom de la plaignante. L’employeur l’a rejeté au premier palier, puis le grief a été mis en suspens au deuxième palier pendant environ huit semaines.

[177] Mme Paris et les dirigeantes de la section locale du syndicat ne s’entendaient pas sur la progression du grief au deuxième palier du processus de règlement des griefs. Mme Paris estimait disposer de suffisamment de renseignements pour le présenter au deuxième palier. Les dirigeantes n’étaient pas d’accord et ont insisté sur le maintien de la suspension du grief au deuxième palier. Mme Kenny a déclaré qu’elle avait été informée par une source anonyme que des renseignements susceptibles d’appuyer le grief seraient fournis dans le cadre de la demande d’AIPRP; toutefois, elle n’a pas été en mesure de décrire la nature de cette prétendue preuve irréfutable.

[178] La destitution de Mme Paris à titre de déléguée syndicale responsable du grief de la plaignante et la remise en suspens du grief au deuxième palier ont amené la plaignante à retirer son grief. La plaignante a permis à Mme Paris de continuer à travailler avec l’employeur pour répondre à ses besoins en matière de mesures d’adaptation. Elle a également déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne contre l’employeur.

[179] Il était connu de toutes les parties que l’objectif de l’employeur était de rétrograder la plaignante de son poste d’attache au niveau SP-04. Selon l’employeur, la plaignante ne possédait pas les capacités cognitives et les compétences linguistiques requises pour exercer toutes les fonctions du poste au niveau SP-04, notamment celles qui étaient liées au service à la clientèle et à la communication.

[180] L’exercice de réaménagement des effectifs et les pertes d’emploi qui en ont résulté ont compliqué la situation de la plaignante.

C. La défenderesse a agi de manière arbitraire et de mauvaise foi lorsqu’elle a démis Mme Paris de ses fonctions de déléguée syndicale

[181] Je conclus que la destitution de Mme Paris en tant que déléguée syndicale affectée au dossier de la plaignante à un moment aussi critique était arbitraire et teintée de mauvaise foi. Il s’agissait, dans les faits, de l’agente de la plaignante. Par conséquent, je juge que toute animosité envers Mme Paris était, en réalité, dirigée envers la plaignante. Je constate que l’animosité de la défenderesse à l’égard de Mme Paris était palpable lors de l’audience. En effet, lors du contre-interrogatoire, le représentant de la défenderesse l’a accusée d’avoir donné de mauvais conseils à la plaignante et a insinué qu’elle était incompétente.

[182] La plaignante était satisfaite de la manière dont Mme Paris la représentait. Si les dirigeantes de la section locale ont démis Mme Paris de ses fonctions de déléguée syndicale, ce n’était que pour des raisons personnelles, car elles estimaient qu’elle ne respectait pas le protocole. Rien ne prouve que la défenderesse ait sérieusement et minutieusement réfléchi à sa décision de la démettre de ses fonctions de déléguée syndicale chargée d’aider la plaignante à obtenir des mesures d’adaptation ni aux répercussions de cette décision sur la plaignante.

[183] La défenderesse a expressément confié à Mme Paris la tâche de faire avancer le dossier de la plaignante, manifestement en raison de son expérience et de sa connaissance de la question. Il était déraisonnable de la retirer brusquement du dossier de la plaignante sans autre raison qu’un désaccord sur la façon de faire progresser le grief et l’impression qu’elle n’avait pas suivi le protocole. La preuve ne permet pas de conclure que la défenderesse a mûrement réfléchi à sa décision, y compris à ses répercussions possibles sur la plaignante.

[184] La défenderesse a reconnu à contrecœur que le grief rédigé par Mme Paris était bien formulé sur le plan technique. Mme Paris a demandé et obtenu les dossiers de la plaignante, a mené des recherches sur des tâches appropriées qui pourraient lui être confiées et l’a aidée à présenter sa demande d’AIPRP.

[185] La défenderesse n’a pu reprocher aucune erreur précise à Mme Paris. Comme celle-ci l’a signalé au bureau national le 10 mars 2017, la présidente de la section locale du syndicat et elle-même [traduction] « éprouvaient des difficultés à communiquer ». Mme Paris a décrit le traitement qui lui a été réservé de la manière suivante :

[Traduction]

[…]

Au cours de mon enquête de six mois, j’ai dû surmonter des défis et des obstacles constants imposés par la direction. Toutefois, cette expérience n’était rien à côté du traitement que m’a réservé Theresa après mon dépôt du grief au deuxième palier. Theresa Greenough m’a dit de remettre le grief en suspens. Elle m’a expliqué que, si je ne l’écoutais pas, le dossier me serait retiré, ce qui m’a également été confirmé dans un message texte. J’ai demandé la tenue d’une réunion afin de pouvoir présenter tous les faits, et celle-ci a eu lieu le 27 février. La déléguée en chef, Heather Kenny, y a également assisté. Au cours de cette réunion d’environ 45 minutes, on m’a signifié que je devais faire tout ce que la présidente me disait de faire. On m’a également dit que je n’écoutais pas, que je manquais de respect, que je devais accepter de remettre le grief en suspens, que je devais informer le service des relations de travail que j’avais commis une erreur, que mon langage corporel n’était pas approprié, etc. À la fin de la réunion, on m’a fait un discours sur la nécessité de comprendre que je ne pouvais pas toujours obtenir gain de cause, puis on m’a donné quelques exemples d’affaires que le syndicat avait perdues. Dès que j’essayais de donner des précisions sur mon dossier, la présidente m’interrompait et me répétait [traduction] « tu ne m’écoutes pas ». J’ai commencé à préparer la vidéo de deux minutes sur mon téléphone cellulaire, qui, au titre de la Loi canadienne sur les droits de la personne, confirmait clairement la discrimination dont était victime la membre, mais on m’a crié [traduction] « éteins ça, tu n’écoutes pas ». J’ai donc écouté pendant 45 minutes, non pas parce que j’aime la violence verbale, mais parce que je défendais ma MEMBRE.

[…]

 

[186] La défenderesse n’a pas contredit ce compte rendu.

[187] La décision de la défenderesse était arbitraire, car elle n’a même pas examiné les renseignements que Mme Paris disait avoir en main pour l’audience au deuxième palier et n’a pas cherché à déterminer s’ils étaient suffisants pour faire progresser le grief.

[188] La décision de la défenderesse était teintée de mauvaise foi, car elle était fondée sur une animosité personnelle envers Mme Paris (voir Benoit, aux par. 47 à 53, et Beaulne, au par. 281).

D. La défenderesse a agi de manière arbitraire et de mauvaise foi lorsqu’elle a remis le grief en suspens

[189] Les ententes locales relatives à la suspension au deuxième palier ont un objectif louable; néanmoins, les parties doivent surveiller attentivement les griefs qui ont été mis en suspens. Dans l’affaire Daigneault c. Union of Canadian Correctional Officers - Syndicat des agents correctionnels du Canada - CSN (UCCO-SACC-CSN), 2023 CRTESPF 21, la Commission a fait une mise en garde selon laquelle, si les ententes de suspension des griefs au deuxième palier s’avèrent pratiques sur le plan administratif, elles peuvent entraîner le risque réel et sérieux que certains griefs urgents qui sont suspendus, comme ceux qui touchent les mesures d’adaptation, la santé et la sécurité, soient « retardés indûment au point de passer entre les mailles du filet » et rendent ainsi tout recours ultérieur vain (voir au par. 118).

[190] Je conclus que, dans la présente affaire, la décision de suspendre à nouveau le grief était arbitraire et teintée de mauvaise foi.

[191] La décision était arbitraire pour deux raisons principales. Premièrement, la défenderesse n’a pas cherché à déterminer si le grief était prêt à être porté au palier suivant, en dépit du fait que la déléguée syndicale estimait qu’il y avait suffisamment de renseignements pour le faire. À tout le moins, les représentantes de la section locale de la défenderesse auraient pu écouter ce que Mme Paris avait à dire et évaluer les renseignements qu’elle avait à présenter. La défenderesse a simplement déclaré qu’elle ne possédait pas suffisamment de renseignements. Comme elle n’avait pas pris connaissance des renseignements qui avaient été recueillis jusque-là, il y a lieu de s’interroger sur la légitimité de cette affirmation.

[192] Dans l’affaire Noël, la Cour suprême du Canada a statué que la notion d’arbitraire englobe la superficialité et le défaut d’enquêter correctement sur une question. C’est exactement ce qui s’est produit dans ce cas-ci.

[193] Deuxièmement, la défenderesse a justifié la remise en suspens du grief par le fait qu’elle attendait les renseignements provenant de la demande d’AIPRP. Sa témoin a déclaré avoir été informée de manière anonyme que la réponse à cette demande contiendrait des renseignements utiles. La défenderesse n’a toutefois pas présenté d’éléments de preuve relatifs à la nature de ces renseignements.

[194] La demande d’AIPRP n’a servi que de prétexte pour retarder le traitement du grief. Cette démarche était imprudente et superficielle. La défenderesse n’a fait part à la Commission d’aucun plan ni d’aucune stratégie quant à la manière dont elle comptait traiter le grief une fois celui-ci de nouveau suspendu. L’entente de suspension ne vise pas à mettre en veilleuse les griefs. Elle a pour but de donner aux parties l’occasion d’enquêter, de discuter et de prendre des mesures concrètes pour traiter le grief.

[195] Je conclus que les excuses de la défenderesse concernant la remise en suspens du grief étaient fallacieuses et qu’elle cherchait plutôt à mettre le grief en veilleuse afin de passer à d’autres dossiers.

[196] Je conclus également que, dans ce contexte, la décision a été prise de mauvaise foi. Premièrement, elle visait à contrarier Mme Paris et à la ramener à l’ordre parce qu’elle n’avait pas suivi le protocole et, pour reprendre les termes de la défenderesse, elle [traduction] « n’écoutait pas ».

[197] La présidente de la section locale du syndicat a fait étalage de sa force et a insisté pour avoir le dernier mot sur la question de savoir si le grief serait porté au deuxième palier. Cette approche était hautement motivée par des considérations politiques et animée par la rancune.

[198] La Commission a été particulièrement frappée par le témoignage de Mme Kenny selon lequel, pendant la période intense de l’exercice de réaménagement des effectifs, la plaignante, au moins, avait un emploi. Les emplois d’autres membres de la section locale étaient menacés. À mon avis, ce témoignage revenait à dire qu’A.B. se devait d’accepter le traitement que lui réservait son employeur au motif qu’elle pouvait au moins compter sur un emploi. J’estime qu’une telle attitude est particulièrement préoccupante, compte tenu des répercussions non contestées qu’a eues le traitement réservé à A.B. au travail sur sa santé mentale et son estime de soi (voir Renvoi relatif à l’Alberta, au par. 91).

[199] Les représentantes de la section locale ont certes communiqué leur volonté de représenter la plaignante, mais je juge qu’il ne s’agissait que de paroles en l’air. Leur attitude envers Mme Paris, la déléguée syndicale qui comprenait la situation de la plaignante et l’avait déjà aidée par le passé, en disait long à mes yeux. Les attaques personnelles dirigées contre Mme Paris et son retrait du dossier de la plaignante sont tout aussi révélateurs. Il est très facile de comprendre pourquoi la plaignante a retiré son grief.

[200] La défenderesse a fait valoir que, après le retrait du grief par la plaignante, elle ne pouvait plus rien faire. Pour reprendre les mots de Mme Kenny, [traduction] « le syndicat ne pouvait pas lui imposer son aide ». J’estime que le retrait du grief par la plaignante et son refus que la défenderesse continue de la représenter à cet égard ne dégageaient pas la défenderesse de sa responsabilité découlant de son DRE.

[201] Je m’appuie sur la décision rendue par la Commission dans l’affaire Taylor c. Alliance de la Fonction publique du Canada, 2015 CRTEFP 35, dans laquelle la plaignante a rompu toute communication avec l’agent négociateur parce qu’elle avait mal interprété leur dernier échange de courriels et a engagé un avocat pour la représenter lors du règlement de ses griefs. Bien que la Commission ait conclu que l’interprétation de la plaignante était erronée, elle a ensuite analysé la plainte et a jugé que l’agent négociateur avait agi de manière arbitraire dans le contexte de sa représentation.

E. La défenderesse a agi de manière discriminatoire lorsqu’elle a destitué Mme Paris en tant que déléguée syndicale et a remis le grief en suspens

[202] La plaignante a soutenu que les actes et les omissions de la défenderesse à son égard étaient discriminatoires. Elle a notamment donné comme exemples de traitement différentiel le consentement de la demanderesse à la demande de l’employeur visant à lui faire passer des tests cognitifs et la destitution de Mme Paris en tant que déléguée syndicale chargée de son dossier. Elle a attribué le traitement différentiel que lui aurait réservé la défenderesse à sa déficience.

[203] De son côté, la défenderesse a nié avoir traité la plaignante différemment et a maintenu que les deux parties étaient simplement en désaccord quant à la stratégie à adopter aux fins du traitement du grief.

[204] La Commission conclut que les faits dans le présent cas sont semblables à ceux de l’affaire Bingley et satisfont à ses critères d’application. Dans l’affaire Kemp, la Commission a affirmé que, comme point de départ d’une plainte pour manquement au DRE, afin que le plaignant puisse bénéficier de l’approche adoptée dans l’affaire Bingley, les trois éléments suivants doivent être présents : 1) l’existence d’une invalidité ou d’une limitation doit être établie; 2) l’invalidité ou la limitation était connue, ou aurait dû être connue, par le syndicat; et 3) la plainte pour manquement au DRE était fondée sur des allégations de manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation de l’employeur.

[205] Les trois éléments sont présents dans la présente affaire, de sorte que l’adoption de l’approche énoncée dans la décision Bingley est justifiée. La plaignante souffre d’une déficience connue de la défenderesse, et la plainte pour manquement au DRE repose sur une violation présumée de l’obligation incombant à l’employeur de prendre des mesures d’adaptation.

[206] J’applique ci-après comme lignes directrices de mon analyse les critères non exclusifs énoncés par le CCRI dans l’affaire Bingley. Le devoir de représentation qu’avait la défenderesse envers A.B. l’obligeait à coopérer raisonnablement avec l’employeur dans le cadre du processus de prise de mesures d’adaptation. Ainsi, je dois évaluer les critères suivants, qui sont énoncés dans l’affaire Bingley : 1) l’intervention de la défenderesse était-elle suffisante dans les cas où l’employeur s’est abstenu de prendre les mesures d’adaptation nécessaires? 2) la qualité du processus adopté par la défenderesse pour traiter la demande de mesures d’adaptation de la plaignante était-elle acceptable? 3) la défenderesse a-t-elle élargi le cadre de ses procédures « habituelles » et s’est-elle montrée plus diligente dans la défense des intérêts de la plaignante? 4) la défenderesse s’est-elle montrée plus convaincante dans ses discussions avec l’employeur?

[207] Après examen de l’ensemble de la preuve, des observations des parties et de la jurisprudence, la Commission conclut que la défenderesse est, en fin de compte, loin d’avoir satisfait aux quatre critères. La Commission se doit de reconnaître que la défenderesse a d’abord adopté une approche appropriée en faisant appel à Mme Paris pour s’occuper expressément de la question des mesures d’adaptation d’A.B., ce qui est tout à son honneur. Malheureusement, le processus a été interrompu sans qu’il y ait faute de la part de la plaignante ou de Mme Paris.

[208] La défenderesse n’est pas intervenue lorsque l’employeur a commencé à assimiler les besoins en mesures d’adaptation d’A.B. à des problèmes de rendement et a insisté sur la tenue de tests cognitifs et d’évaluations sans lien avec sa déficience au cours de la période en question. Étant donné que la défenderesse connaissait les tactiques habituelles de l’employeur en matière de mise en œuvre de mesures d’adaptation, le fait qu’elle ait accepté les garanties de l’employeur selon lesquelles il prendrait des mesures d’adaptation pour A.B. après la réalisation de tests cognitifs constituait une complicité tacite ou une approbation du comportement de l’employeur.

[209] Les mesures d’adaptation demandées par A.B. ne pouvaient être obtenues sans la participation de la défenderesse. L’affaire Bingley établit que l’agent négociateur qui représente un employé handicapé alléguant que l’employeur a manqué à son obligation de prendre des mesures d’adaptation doit se montrer plus diligent et plus convaincant. Au départ, la défenderesse s’était acquittée de son devoir en nommant Mme Paris déléguée syndicale dans le but précis de faciliter le processus d’adaptation. A.B. était vulnérable et nécessitait un soutien spécialisé. Dans le contexte de la présente affaire, le retrait de ce soutien spécialisé constituait un acte discriminatoire, puisqu’il se fondait sur des motifs non pertinents. Il s’agissait d’une « distinction illégitime » équivalant à de la discrimination (voir Gilkinson, au par. 19).

[210] Je juge que la défenderesse a manqué à son obligation de participer de manière significative au processus de prise de mesures d’adaptation. Elle a également activement empêché d’agir la personne qui était disposée à participer à ce processus en vue d’aider la plaignante.

[211] Je juge en outre que son traitement du grief de la plaignante était discriminatoire.

[212] Compte tenu de la connaissance qu’avait la défenderesse des difficultés générales que rencontrait la plaignante pour obtenir des mesures d’adaptation et de l’attitude de l’employeur à son égard, le fait de traiter son grief pour discrimination et manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation comme n’importe quel autre grief au deuxième palier a entraîné des effets discriminatoires préjudiciables à son égard.

[213] La défenderesse a reconnu que les besoins en matière de mesures d’adaptation de la plaignante nécessitaient une représentation spécialisée, ce qui l’avait amenée à recruter Mme Paris. Une fois en fonction, Mme Paris a déposé un grief pour inciter l’employeur à participer au processus d’adaptation. Comme le veut la procédure de traitement des griefs, le grief a été mis en suspens au deuxième palier pendant deux mois pour permettre à Mme Paris de recueillir les renseignements dont elle avait besoin pour le présenter à ce palier. Une fois prête à présenter le grief, elle a demandé la levée de la suspension. Les représentantes de la section locale de la défenderesse ont contesté la décision de Mme Paris. Non seulement l’ont-elles relevée de ses fonctions de déléguée syndicale, mais elles ont également remis le grief en suspens, et ce, pour une durée indéterminée.

[214] La défenderesse n’a pas motivé sa décision de suspendre à nouveau le grief ni expliqué pourquoi elle avait relevé Mme Paris de ses fonctions.

[215] Je conclus que la mise en suspens du grief pour une durée indéterminée au deuxième palier du processus interne de traitement des griefs a eu pour effet de retarder le processus de prise de mesures d’adaptation. Pendant que le grief était en suspens pour une période indéterminée, la défenderesse n’est pas intervenue pour veiller à ce que le processus de prise de mesures d’adaptation se poursuive. Contrairement à ce que prévoient les lignes directrices établies dans l’affaire Bingley, la défenderesse n’a pas élargi le cadre de ses procédures habituelles afin de se montrer plus diligente dans la défense des intérêts d’A.B. à l’égard de son grief. Le processus qui a conduit à sa décision de maintenir la plainte en suspens était superficiel et déraisonnable. Elle n’a pas procédé à l’évaluation de la qualité des renseignements recueillis par Mme Paris pour la présentation au deuxième palier. La défenderesse n’a pas non plus expliqué pourquoi elle n’avait pas contourné le deuxième palier pour porter le grief au palier final. Ces manquements, combinés au fait qu’elle n’ait pas su se montrer convaincante, ont eu pour conséquence qu’A.B. a dû se débrouiller seule. Comme celle-ci l’a déclaré dans son témoignage, sa santé mentale en a souffert et elle était désorientée du fait qu’elle ne comprenait pas tout à fait ce qui se passait, ni les raisons pour lesquelles la défenderesse lui demandait d’attendre encore plus longtemps pour que son grief soit traité.

VI. Conclusion

[216] Compte tenu de ce qui précède, je conclus que la défenderesse a agi de mauvaise foi et de manière arbitraire en démettant Mme Paris de ses fonctions de déléguée syndicale et en l’écartant du dossier de la plaignante. Je conclus également qu’elle a agi de mauvaise foi et de manière arbitraire en remettant le grief de la plaignante en suspens au deuxième palier du processus interne de traitement des griefs. Cette décision était arbitraire, car la défenderesse n’a pas effectué un examen approfondi de l’ensemble de la situation avant d’insister sur le maintien de la suspension du grief.

[217] En outre, j’estime que les actes susmentionnés équivalent à de la discrimination en raison de leurs répercussions négatives sur la plaignante et du fait que sa déficience a constitué un facteur dans la décision de la défenderesse.

[218] Étant donné que la défenderesse connaissait les besoins en matière d’adaptation de la plaignante et que l’employeur cherchait à rétrograder cette dernière, je juge que la destitution de Mme Paris a directement nui à la plaignante et l’a rendue extrêmement vulnérable durant une période de stress accru au travail attribuable à l’exercice de réaménagement des effectifs. Il s’agissait également d’un acte discriminatoire.

[219] Je suis pleinement au fait de la jurisprudence qui veut qu’un employé ne puisse prétendre à une représentation personnalisée de la part de son agent négociateur. La présente affaire est unique et se distingue de ce courant jurisprudentiel, dans la mesure où la défenderesse a déterminé qu’une ressource spécialisée était nécessaire pour aider la plaignante. Cette ressource était Mme Paris. La destitution de Mme Paris n’avait d’autre motif que l’animosité personnelle et le désaccord entre elle et les dirigeantes de la section locale du syndicat. Sa destitution est également entachée de mauvaise foi, car elle visait directement à contrecarrer sa décision de prévoir une présentation du grief au deuxième palier.

[220] La mise en suspens de griefs en vue de permettre aux parties d’enquêter et de les résoudre à l’amiable peut s’avérer utile dans le contexte des relations de travail, en ce sens qu’elle favorise le règlement harmonieux des conflits. Elle ne convient toutefois pas à tous les types de griefs. Dans le cas présent, la remise en suspens du grief de la plaignante au deuxième palier a eu un effet discriminatoire disproportionné sur elle. Elle s’est sentie contrainte de retirer son grief et d’intenter un recours en vertu de la LCDP. Ironiquement, la défenderesse a laissé entendre dans sa lettre datée du 5 septembre 2017 adressée à la plaignante que la CCDP rejetait généralement toute plainte dont l’auteur avait retiré son grief interne, et l’a exhortée à continuer de collaborer avec elle en vue de présenter un grief contre l’employeur. La Commission est d’avis que la position de la défenderesse est non seulement ironique, mais aussi d’une irresponsabilité choquante.

[221] Je conclus que la plaignante s’est acquittée de son fardeau et que la plainte est fondée.

[222] La plainte est accueillie.

[223] La Commission déclare que la défenderesse a manqué à son DRE à l’égard de la plaignante, ce qui va à l’encontre de l’article 187 de la Loi.

VII. Réparation

[224] L’article 192 de la Loi prévoit que, si elle décide que la plainte est fondée, la Commission peut, par ordonnance, rendre à l’égard de la partie visée par la plainte toute ordonnance qu’elle estime indiquée dans les circonstances. L’article 192(1)d) précise ce qui suit :

192 (1) Si elle décide que la plainte présentée au titre du paragraphe 190(1) est fondée, la Commission peut, par ordonnance, rendre à l’égard de la partie visée par la plainte toute ordonnance qu’elle estime indiquée dans les circonstances et, notamment :

192 (1) If the Board determines that a complaint referred to in subsection 190(1) is well founded, the Board may make any order that it considers necessary in the circumstances against the party complained of, including any of the following orders:

[…]

d) en cas de contravention par une organisation syndicale de l’article 187, lui enjoindre d’exercer, au nom du fonctionnaire, les droits et recours que, selon elle, il aurait dû exercer ou d’aider le fonctionnaire à les exercer lui-même dans les cas où il aurait dû le faire […]

(d) if an employee organization has failed to comply with section 187, an order requiring the employee organization to take and carry on on behalf of any employee affected by the failure or to assist any such employee to take and carry on any proceeding that the Board considers that the employee organization ought to have taken and carried on on the employee’s behalf or ought to have assisted the employee to take and carry on ….

[Je mets en évidence]

 

 

[225] L’article 12 de la Loi d’interprétation (L.R.C. (1985), ch. 1-21) prévoit que « [t]out texte est censé apporter une solution de droit et s’interprète de la manière la plus équitable et la plus large qui soit compatible avec la réalisation de son objet ». Les premiers mots de l’article 192(1) de la Loi, à savoir « […] la Commission peut […] rendre […] toute ordonnance qu’elle estime indiquée dans les circonstances […] », laissent entendre que la Commission dispose d’un pouvoir vaste, étendu et libéral lui permettant d’accorder la réparation qu’elle estime « indiquée dans les circonstances ».

[226] Pour accorder une réparation dans le cadre d’une plainte pour manquement au DRE jugée fondée, la Commission doit tenir compte des principes et des valeurs qui sous-tendent l’ensemble du régime relatif au DRE prévu dans la Loi et son objet. Autrement dit, il faut une bonne compréhension de la structure établie par les articles 185, 187, 190 et 192 de la Loi pour trouver une réparation qui est « indiquée dans les circonstances ».

[227] L’affaire Royal Oak Mines Inc. c. Canada (Conseil des relations du travail), 1996 CanLII 220 (CSC) de la Cour suprême du Canada est l’arrêt de principe sur le pouvoir des conseils des relations du travail de concevoir une réparation dans le contexte des pratiques déloyales de travail. La Cour y a examiné la portée du pouvoir des conseils des relations du travail de concevoir une réparation en vertu de l’article 99(2) du Code canadien du travail (L.R.C. (1985), ch. L-2; le « Code »), une disposition semblable à l’article 192(1) de la Loi.

[228] La Cour a jugé que la vaste portée de la disposition relative à la réparation indique clairement que le législateur a voulu que le conseil des relations du travail ait la latitude nécessaire pour formuler les mesures de réparation les mieux adaptées à l’éventail des problèmes et des situations auxquels il doit faire face et l’autorité nécessaire pour créer les mesures innovatrices qui s’imposent pour parer aux violations du Code et pour réaliser ses objectifs (voir au par. 65).

[229] Dans l’affaire Beaudet-Fortin c. Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2001 CCRI 132, le CCRI a statué qu’il avait compétence, en vertu de l’article 99 du Code, pour ordonner le versement de dommages-intérêts si la contravention de la loi pouvait être liée à une perte compensable subie par l’employé. Il a également souligné qu’il conservait une grande souplesse quant aux questions relatives aux limites de ses pouvoirs de redressement. Il a expliqué ce qui suit :

[…]

[31] La présence d’un rapport entre le redressement et la pratique déloyale ne suffit pas. Au surplus, le Conseil doit éviter d’ordonner un redressement qui serait de nature punitive. La Cour divisionnaire de l’Ontario s’est prononcée à ce sujet dans Re Tandy Electronics Ltd. and United Steelworkers of America et al. (1980), 1980 CanLII 1738 (ON SC), 115 D.L.R. (3d) 197, relativement au pouvoir similaire que détient la Commission des relations de travail de l’Ontario :

Dans la mesure où le redressement imposé par la Commission est compensatoire et non punitif, et dans la mesure où il est conforme à la portée, aux objectifs et aux dispositions de la Loi elle-même, ce redressement relève de la compétence de la Commission. Le seul fait que l’imposition d’un redressement constitue une pratique nouvelle et que le redressement soit novateur ne doit pas nous amener à le juger déraisonnable.

[32] Suivant ce raisonnement, le Conseil peut accorder des dommages-intérêts ou dommages moraux dans le cadre d’une violation au devoir de représentation juste, mais il doit y avoir un rapport entre les dommages réclamés et la perte subie en raison des agissements du syndicat. Néanmoins, le Conseil doit faire preuve de circonspection quant à l’opportunité d’un tel redressement. Comme le dit si bien la juge l’HeureuxDubé dans Gendron c. Syndicat des approvisionnements et services de lAlliance de la Fonction Publique du Canada, section locale 50057, 1990 CanLII 110 (CSC), [1990] 1 R.C.S. 1298, qui traite du devoir de représentation juste, il existe plusieurs redressements en droit du travail beaucoup plus appropriés que l’attribution de dommages-intérêts :

... En common law, les tribunaux ne pouvaient accorder que des dommages-intérêts, alors que le Code canadien du travail prévoit un large éventail de réparations « intégrales ». L’éventail des redressements reconnaît que souvent l’attribution de dommages-intérêts remédiera peu aux effets d’un manquement. Le Parlement a substitué un régime de redressements général et complet de beaucoup supérieur à l’attribution de dommagesintérêts prévue en common law. ...

[…]

[Je mets en évidence]

 

[230] La portée du pouvoir de redressement dont dispose la Commission en vertu de l’article 192(1) de la Loi dans le contexte d’une plainte pour manquement au DRE jugée fondée a été traitée dans plusieurs décisions.

[231] Dans l’affaire Ménard 2, la Commission a analysé la portée de son pouvoir de redressement en vertu des articles 192(1)a) à 192(1)f) de la Loi. Elle a défini deux grandes catégories d’ordonnances de redressement qu’elle peut rendre en cas de contravention de la Loi. Elle a expliqué ce qui suit :

[…]

28 Les alinéas192(1)a) à f) de la Loi renvoient aux ordonnances particulières en lien avec les diverses contraventions de la Loi qui peuvent faire l’objet d’une plainte selon le paragraphe 190(1). Une analyse sommaire des alinéas 192(1)a) à f) de la Loi révèle que l’intention du législateur est de prévoir des ordonnances spécifiquement adaptées aux différentes contraventions de la Loi. De façon générale, l’ordonnance vise à rendre au plaignant ou à la plaignante ce qui a été perdu ou non reçu à la suite de la contravention de la Loi. Dans le cas particulier d’un manquement au devoir de représentation, l’alinéa192(1)d) de la Loi stipule que la Commission peut enjoindre le syndicat à exercer, au nom du plaignant ou de la plaignante, les droits et recours qu’il aurait dû exercer ou de l’aider à les exercer lui-même. Il est clair que la mesure de réparation vise directement la contravention commise.

29 Dans ce cadre juridique, le mot « notamment » du paragraphe192(1) de la Loisert [sic] à introduire ou à « noter » les mesures particulières adaptées à diverses contraventions de la Loi. Il ne doit cependant pas être compris comme limitant les pouvoirs de la Commission d’ordonner d’autres mesures en autant que ces mesures aient un lien logique avec la contravention commise.

30 Le paragraphe 99(1) du Code canadien du travail (le « Code ») comprend des dispositions en bonne partie comparables à celles prévues au paragraphe192(1) de la Loi. Eu égard aux limites du pouvoir de réparation du Conseil canadien des relations industrielles, la Cour suprême du Canada, dans Royal Oak Mines Inc. c. Canada (C.R.T.), [1996] 1 R.C.S. 369, a écrit ce qui suit :

[…]

La réparation imposée par le Conseil n'était pas manifestement déraisonnable, mais au contraire était très judicieuse et convenait parfaitement aux données du cas. Une ordonnance réparatrice est tenue pour manifestement déraisonnable: (1) lorsque la réparation est de nature punitive; (2) lorsque la réparation accordée porte atteinte à la Charte; (3) lorsqu'il n'y a pas de lien rationnel entre la violation, ses conséquences et la réparation; (4) lorsque la réparation va à l'encontre des objectifs du Code. En l'espèce, il y avait un lien rationnel entre la violation, ses conséquences et la réparation, et la réparation réaffirmait les objectifs du Code.

[…]

31 À la lumière du libellé du paragraphe 192(1) de la Loi et de la règle dans Royal Oak Mines, les mesures de réparation que je peux ordonner dans la présente affaire ne sont pas limitées aux mesures stipulées à l’alinéa 192(1)d) de la Loi mais elles doivent avoir un lien rationnel avec la contravention de la Loi et ses conséquences. Ces mesures ne doivent pas être de nature punitive, ni porter atteinte à la Charte canadienne de droits et libertés ou aller à l’encontre des objectifs de la Loi.

[…]

[Je mets en évidence]

 

[232] Dans l’affaire Ménard 2, la Commission a reconnu que, dans le cas d’une plainte pour manquement au DRE jugée fondée, elle devait concevoir une réparation en fonction de ce que la plaignante avait perdu du fait des actes ou omissions de la défenderesse. La réparation doit correspondre à la contravention commise. La liste des mesures de réparation prévues à l’article 192 ne limite pas le pouvoir de la Commission de concevoir d’autres mesures pour remédier à la contravention, pour autant qu’elles aient « un lien logique avec la contravention commise » (voir Ménard 2, aux par. 28 et 29).

[233] Les dommages-intérêts punitifs doivent être limités aux cas de conduite malicieuse, oppressive et despotique (voir Ménard 2, aux par. 35 et 36).

[234] Dans la présente affaire, outre la déclaration formulée relativement au manquement, j’estime qu’il est nécessaire, dans les circonstances, d’accorder des dommages-intérêts.

A. Il est nécessaire d’accorder des dommages-intérêts généraux pour préjudice moral

[235] La plaignante a déclaré avoir subi un stress si élevé qu’elle a dû prendre un nombre excessif de congés de maladie. La défenderesse a reconnu que la plaignante souffrait d’un stress extrême pendant la période pertinente. Il ne fait aucun doute que les manquements de la défenderesse ont eu des répercussions psychologiques importantes sur la plaignante. Plus précisément, le retrait de Mme Paris de ses fonctions de déléguée syndicale chargée de défendre les droits de la plaignante par la défenderesse a eu un effet dévastateur sur la plaignante. Celle-ci a déclaré que, sans le soutien de la défenderesse lors de ses rencontres avec la direction, elle s’était sentie humiliée et isolée, mais qu’elle a obtempéré parce qu’elle avait besoin de conserver son emploi. Un profond sentiment de trahison l’a envahie lorsque la défenderesse a convenu avec l’employeur qu’elle devait subir des tests cognitifs.

[236] Je juge qu’il est approprié d’accorder des dommages-intérêts pour préjudice moral dans la présente affaire et que cette décision a un lien logique avec les actes et omissions de la défenderesse.

[237] Après un examen attentif des affaires mentionnées par la plaignante, je conclus qu’il semble exceptionnel que des dommages-intérêts généraux soient accordés pour préjudice moral dans le contexte de plaintes pour manquement au DRE et que, lorsque c’est le cas, le montant est déterminé en fonction de deux facteurs, à savoir la nature du comportement du défendeur et les répercussions psychologiques sur le plaignant.

[238] Dans l’affaire Benoit, la Commission a accordé des dommages-intérêts de 2 000 $ en raison du comportement malicieux, abusif et despotique des défendeurs envers le plaignant (voir le par. 57). La plainte était fondée sur la mauvaise foi.

[239] Dans l’affaire Jutras Otto c. Brossard, 2012 CRTFP 15, la Commission a refusé d’accorder des dommages-intérêts compensatoires et a plutôt ordonné la prise de certaines mesures. La Commission n’a relevé aucun élément de preuve à l’appui de la demande de dommages-intérêts généraux pour préjudice moral présentée par la plaignante.

[240] Dans l’affaire Romard v. Canadian Union of Public Employees, Local 3264, 2000 CanLII 3423 (NS SC), un arrêt de la Cour suprême de la Nouvelle-Écosse, le plaignant, un employé syndiqué, faisait partie d’une unité de travail dont le défendeur était l’agent négociateur accrédité. L’employeur avait congédié le plaignant au motif qu’il aurait falsifié ses feuilles de temps. Ce dernier a poursuivi le défendeur pour négligence et manquement à son DRE dans le cadre du traitement de son grief de congédiement.

[241] La Cour a conclu que le défendeur avait manqué à son DRE, car il n’avait pas exercé son pouvoir discrétionnaire pour porter le grief en arbitrage de bonne foi, et avec objectivité et honnêteté, après une étude approfondie du dossier. La Cour a également conclu que la direction de la section locale du syndicat nourrissait une telle animosité envers le plaignant qu’elle refusait tout simplement de le représenter et ne lui témoignait aucune bienveillance.

[242] Le plaignant a demandé, entre autres mesures de réparation, des dommages-intérêts généraux pour préjudice moral et souffrance morale. La Cour a affirmé que, même s’il n’avait présenté aucun élément de preuve provenant de professionnels de la santé ou de psychologues, elle était disposée à admettre d’office que la perte d’un emploi est de nature à provoquer un certain degré de stress. La Cour a accordé au plaignant 25 000 $ en dommages-intérêts pour souffrance morale. Elle estimait que l’attitude [traduction] « insouciante » des dirigeants locaux était incompatible avec leur DRE (voir Romard, au par. 73).

[243] Le plaignant de l’affaire Romard a également renvoyé à des affaires portant sur la discrimination dans lesquelles des dommages-intérêts ont été accordés pour atteinte aux droits de la personne. J’estime ces affaires instructives en raison de la nature des dommages-intérêts. Ces derniers visaient à indemniser les plaignants pour les préjudices moraux subis.

[244] S’il est vrai que les affaires traitant de questions semblables peuvent servir de référence, chacune d’entre elles doit être évaluée en fonction de ses faits et de ses circonstances propres. Il n’existe pas de formule magique pour calculer les dommages-intérêts à accorder; même lorsqu’une loi impose un montant maximal, le décideur est tout de même tenu de procéder à cet exercice. Il existe, selon moi, deux éléments clés à prendre en considération : 1) la gravité du préjudice subi par le demandeur et 2) la durée et la nature des actes qui ont causé le préjudice. J’ai conscience qu’aucune somme d’argent ne peut effacer le préjudice moral éprouvé par le plaignant du fait des actes commis par l’auteur. Une indemnisation financière peut améliorer la situation financière de la victime, mais l’expérience qu’elle a vécue reste gravée dans sa mémoire.

[245] Dans l’affaire Legros, la plaignante a été victime de discrimination fondée sur son âge. La Commission lui a octroyé une indemnité de 15 000 $ pour préjudice moral en vertu de l’article 53(2)e) de la LCDP et une indemnité de 10 000 $ pour comportement délibéré et inconsidéré en vertu de l’article 53(3).

[246] L’affaire Nicol portait sur un manquement à l’obligation de prendre des mesures d’adaptation qui s’est prolongé pendant une longue période. La Commission a accordé au fonctionnaire s’estimant lésé la somme de 20 000 $ pour préjudice moral.

[247] Dans l’affaire Stringer, l’employeur a longtemps manqué à son obligation de prendre les mesures d’adaptation requises pour un employé malentendant et ayant un trouble de la parole dont la langue maternelle était l’ASL, en omettant de lui fournir les outils dont il avait besoin pour accomplir ses tâches. Pour ces motifs, le plaignant a été humilié et a subi des atteintes à sa dignité. La Commission lui a accordé une somme de 10 000 $ pour préjudice moral et une somme de 17 500 $ à titre d’indemnité spéciale.

[248] La plaignante, dans la présente affaire, a déclaré avoir subi un stress extrême et avoir dû prendre beaucoup de congés de maladie pour préserver sa santé mentale. Elle s’est sentie isolée et humiliée. J’admets son témoignage selon lequel elle a été humiliée et a subi des atteintes à sa dignité qui ont eu un effet profond sur sa personne et son estime de soi. La défenderesse n’a pas contesté le témoignage d’A.B. sur ce point.

[249] En effet, la défenderesse savait que la plaignante souffrait en milieu de travail et c’est pourquoi elle avait recruté Mme Paris comme ressource spécialisée pour répondre aux besoins en matière d’adaptation de la plaignante. La défenderesse avait connaissance du plan de l’employeur visant à rétrograder la plaignante. Elle savait que l’employeur reléguait les employés malentendants à des postes précaires et moins bien rémunérés. Elle savait que les évaluations de compétences cognitives et linguistiques que l’employeur souhaitait faire passer à la plaignante n’avaient rien à voir avec sa surdité. Elle savait que l’employeur était réticent à dépenser les fonds nécessaires à la mise en place des mesures d’adaptation appropriées. Elle n’a tenu compte d’aucun de ces éléments dans sa décision de retirer la ressource spécialisée affectée à la plaignante et de remettre son grief en suspens.

[250] Dans l’affaire Romard, la Cour a jugé que le témoignage du plaignant au sujet du préjudice moral qu’il avait subi était suffisant pour justifier l’octroi de dommages-intérêts; cependant, dans la présente affaire, il existe des éléments de preuve documentaires qui corroborent le témoignage d’A.B. Je parle notamment des congés de maladie qu’elle a pris pendant la période en question. La tendance montre qu’elle a régulièrement pris des congés annuels et des congés de maladie immédiatement après avoir retiré son grief en mars 2017. Au début de l’exercice financier allant du 1er avril 2017 au 31 mars 2018, elle disposait de 795,88 heures de congés de maladie. Durant ce même exercice, elle a utilisé 230,50 heures. Pour l’exercice suivant, allant du 1er avril 2018 au 31 mars 2019, elle avait un solde de 640,38 heures de congés de maladie au début de l’exercice. Elle a utilisé 370,25 heures au cours de l’exercice. Pour l’exercice allant du 1er avril 2019 au 31 mars 2020, elle disposait de 254,38 heures de congés de maladie en début d’exercice. Au cours de cet exercice, elle a utilisé 63 heures.

[251] Je constate qu’en juillet 2019, grâce à l’aide de Mme Paris et à un deuxième rapport du WIDHH, A.B. s’est vu attribuer une charge de travail adaptée et, selon les commentaires formulés par son chef d’équipe dans le rapport d’évaluation du rendement pour cet exercice, elle avait réussi le programme et s’acquittait bien de ses tâches. Le chef d’équipe a également indiqué qu’A.B. était efficace, qu’elle comprenait la plupart des aspects de sa charge de travail et qu’elle gérait une liste complète de tâches. Le chef d’équipe a précisé que, sur le plan social, elle avait noué des relations harmonieuses avec des membres de l’équipe et contribuait à créer une atmosphère de travail positive.

[252] Je conclus qu’il existe un lien rationnel entre les congés utilisés par A.B., son témoignage incontesté sur le préjudice moral qu’elle a subi pendant la période en question et le manquement de la défenderesse à son DRE.

[253] J’accorde donc à la plaignante des dommages-intérêts pour préjudice moral de 10 000 $ par motif fondé de violation de l’article 187, à savoir la mauvaise foi, le comportement arbitraire et la discrimination. Les dommages-intérêts s’élèvent à 30 000 $ en tout. Je ne perds pas de vue le fait que le plaignant dans l’affaire Romard a perdu son emploi, ce qui, pourrait-on soutenir, n’est pas le cas d’A.B. À la lumière de la preuve présentée dans la présente affaire, je conclus qu’A.B. risquait sérieusement de se faire grandement rétrograder sans qu’il y ait faute de sa part, voire de perdre son emploi, sans les vaillants efforts, la défense et la persévérance de Mme Paris.

[254] J’ai bien conscience qu’aucune somme d’argent ne pourra effacer ce que la plaignante a vécu au travail du fait des manquements de la défenderesse. J’espère que cette indemnisation viendra valider son expérience et reconnaître sa détermination à défendre ses droits. La surdité ne devrait pas constituer un obstacle à l’avancement d’une carrière.

B. Il est nécessaire d’accorder des dommages-intérêts punitifs

[255] La plaignante a exhorté la Commission à lancer un message à la défenderesse et à créer un précédent en accordant 20 000 $ de dommages-intérêts punitifs, étant donné que la défenderesse savait que la question de ses mesures d’adaptation n’avait pas été réglée pendant l’exercice de réaménagement des effectifs et n’avait pas fait de suivi auprès d’elle.

[256] Le pouvoir de redressement de la Commission en vertu de l’article 192 de la Loi englobe l’octroi de dommages-intérêts punitifs, lorsque les circonstances le justifient.

[257] Les dommages-intérêts punitifs ou exemplaires ont pour objet de punir et de dissuader le défendeur et de lui faire renoncer à une grave inconduite. Dans l’affaire Honda Canada Inc. c. Keays, 2008 CSC 39, la Cour suprême du Canada a statué que les dommages-intérêts punitifs « […] sont accordés uniquement lorsque l’acte fautif délibéré est si malveillant et inacceptable qu’il justifie une sanction indépendante » (au par. 62). La Cour a ajouté que l’attribution des dommages-intérêts punitifs doit se faire après mûre réflexion et que le pouvoir discrétionnaire des tribunaux (et des décideurs) à cet égard doit être exercé avec une très grande prudence.

[258] Dans l’affaire Ménard 2, la Commission a déclaré qu’elle n’était pas disposée à ordonner le paiement de dommages-intérêts punitifs et a précisé que ce type de dommages-intérêts devait être réservé aux comportements malicieux, oppressifs et despotiques (au par. 36). Elle a également souligné qu’aucune jurisprudence ne lui avait été soumise dans laquelle un tribunal administratif ou judiciaire avait accordé des dommages-intérêts punitifs à la suite d’un manquement au DRE.

[259] J’estime que les dommages-intérêts accordés dans l’affaire D’Alessandro, tranchée huit ans après l’affaire Ménard 2, s’apparentaient à des dommages-intérêts punitifs, même si cette notion n’était pas clairement exprimée dans la décision. La Commission a déclaré qu’il fallait envoyer le message à l’agent négociateur qu’il devait s’acquitter de son DRE de bonne foi, sans négligence et de façon non arbitraire. Je constate que, dans cette affaire, la Commission a rejeté la demande du plaignant visant à obtenir des dommages-intérêts compensatoires pour perte de salaire et des dommages-intérêts non compensatoires pour préjudice moral.

[260] Dans la présente affaire, j’estime qu’il convient d’imposer des dommages-intérêts punitifs à la défenderesse pour lui faire comprendre clairement que le DRE est un aspect important du principe du monopole syndical dont elle jouit en tant qu’agent négociateur accrédité des employés. Je reconnais qu’aucune somme d’argent ne permettra de résoudre les causes profondes du problème qui a conduit à la regrettable situation vécue par la plaignante. Je ne dispose d’aucun élément de preuve montrant que les représentantes de la section locale du syndicat possédaient la formation et les compétences nécessaires pour aider la plaignante à obtenir des mesures d’adaptation. L’exercice de réaménagement des effectifs a suscité une certaine consternation au sein de la section locale du syndicat. Mme Paris a tenté d’obtenir les conseils et le soutien positifs dont elle avait besoin auprès du bureau national de la défenderesse, mais elle s’est heurtée à un refus.

[261] J’accorde des dommages-intérêts punitifs de 10 000 $.

[262] Mme Kenny a dit craindre que les dirigeantes de la section locale soient tenues responsables des dommages-intérêts accordés. On ne m’a présenté aucune ligne directrice ni politique à ce sujet. Je refuse de me prononcer sur cette question, qui relève des affaires internes de la défenderesse.

[263] La présente décision devrait faire comprendre clairement à la défenderesse qu’elle doit veiller à ce que ses représentants au niveau local soient correctement et suffisamment formés pour gérer les situations particulières, comme celle de la plaignante, et à ce qu’ils puissent faire appel à un réseau élargi de soutien leur permettant d’obtenir l’expertise nécessaire.

C. Il n’est pas nécessaire d’ordonner le remboursement des cotisations syndicales

[264] La plaignante demande le remboursement des cotisations syndicales qu’elle a versées d’avril 2014 à juillet 2017, lesquelles totalisent 3 780 $.

[265] La Commission estime qu’une telle réparation n’est pas appropriée dans les circonstances. La question ne tient pas à l’absence de représentation de la part de la défenderesse, mais plutôt à la qualité de cette représentation. Comme l’a fait valoir la Commission dans l’affaire Ménard 2, la plaignante a continué de bénéficier des avantages et des protections que lui conférait la convention collective, et il est dans son intérêt qu’il en demeure ainsi. Quand bien même elle renoncerait à son statut de membre de l’unité de négociation, elle serait toujours tenue de payer des cotisations syndicales en tant qu’employée assujettie à la formule Rand (voir l’arrêt Bernard c. Canada (Procureur général), 2014 CSC 13, au par. 2).

D. Il n’est pas nécessaire d’ordonner le remboursement des congés de maladie pris par la plaignante

[266] La plaignante a également demandé le paiement de dommages-intérêts compensatoires pour les congés de maladie qu’elle a pris, soit 663,75 heures du 1er avril 2017 au 15 juillet 2019. La valeur estimée est de 45 000 $.

[267] La Commission n’est pas disposée à ordonner le paiement de la valeur des congés de maladie. J’ai tenu compte du témoignage et des éléments de preuve présentés par la plaignante relativement à l’utilisation de ses congés de maladie aux fins de l’évaluation de l’indemnité pour préjudice moral, mais je juge qu’il n’est pas approprié en l’espèce d’accorder une indemnité correspondant à la valeur de ces congés. Il est présumé qu’un employé utilise ses congés de maladie dans le but déclaré, c’est-à-dire lorsqu’il est incapable de se présenter au travail en raison d’un problème de santé. Les congés de maladie sont régis par des dispositions de la convention collective conclue entre l’employeur et l’agent négociateur. Pour contester leur utilisation ou demander le remboursement des crédits utilisés en raison d’un manquement ou d’un acte répréhensible présumé, il faut passer par la procédure de règlement des griefs prévue dans la convention collective applicable.

E. Observations finales

[268] Comme il a été mentionné précédemment, la présente décision n’a pas pour but d’imputer une responsabilité à l’employeur, la Commission s’étant uniquement intéressée à la conduite de la défenderesse.

[269] La Commission reprend les observations formulées par le WIDHH dans son deuxième rapport, à savoir que la réticence des employeurs à reconnaître que la maîtrise de l’ASL et de la LSQ satisfait au critère de bilinguisme impératif de la fonction publique fédérale constitue un [traduction] « obstacle » à l’avancement professionnel des personnes sourdes et malentendantes. En outre, la réticence à l’embauche de travailleurs sourds repose en grande partie sur l’hypothèse erronée que la satisfaction de leurs besoins en milieu de travail constituerait une charge excessive pour l’entreprise.

[270] Je ne saurais manquer de souligner le dévouement dont a fait preuve Mme Paris envers A.B. Comme elle l’a déclaré au président national de la défenderesse, elle n’a pas apprécié la violence verbale dont elle a fait l’objet, mais elle a tout de même continué à défendre les intérêts de la membre de son unité de négociation. Une telle loyauté et un tel dévouement sont rares et exemplaires. Elle a également présenté les faits de manière cohérente et utile.

[271] Pour ces motifs, la Commission rend l’ordonnance qui suit :

(L’ordonnance apparaît à la page suivante)


VIII. Ordonnance

[272] La plainte est accueillie.

[273] La Commission déclare que la défenderesse a violé l’article 187 de la Loi.

[274] La Commission ordonne à la défenderesse de verser à la plaignante des dommages-intérêts généraux de 30 000 $ pour préjudice moral dans les 30 jours suivant la date de la présente décision.

[275] La Commission ordonne à la défenderesse de verser à la plaignante des dommages-intérêts punitifs de 10 000 $ dans les 30 jours suivant la date de la présente décision.

[276] La Commission demeure saisie de l’affaire pour une période de 40 jours afin de traiter toute question relative à la mise en œuvre qui pourrait survenir.

Le 6 octobre 2025.

Traduction de la CRTESPF

Caroline E. Engmann,

une formation de la Commission

des relations de travail et de l’emploi

dans le secteur public fédéral

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